Voyage en Alcarria

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Pour rester dans l’ambiance espagnole et nous faire penser à l’été, voici une lecture du beau récit de Camilo José Cela, Viaje a la Alcarria (1946 et 1965, De Bolsillo).

En lisant « Voyage en Alcarria », j’éprouve de la jalousie. J’aimerais écrire un tel livre qui n’est pas un roman, dit son auteur, mais une géographie. Je dirais quant à moi : la chronique du passage au travers d’un pays modelé par le labeur de ses habitants, que l’on ne peut comprendre qu’au fil de rencontres simples, éphémères et vraies.

Agé de trente ans, Camilo José Cela voyagea dans l’Alcarria (provinces de Guadalajara et Cuenca), sac au dos, du 9 au 15 juin 1946, notant au passage ce qu’il observait. Bien que plusieurs fois retravaillé par la suite et stabilisé dans sa version définitive vingt ans plus tard, le texte garde une fraîcheur et une justesse exceptionnelles. S’il a pour cadre une Espagne disparue, agricole et miséreuse, il nous touche aujourd’hui encore par la beauté de la langue castillane et par la curiosité intellectuelle du voyageur qui se rend totalement disponible à ce qui vient et s’efforce de le restituer avec la plus grande objectivité possible.

A la sortie de Guadalajara, sur la route de Saragosse, un gamin rouquin l’interpelle : « me permettez-vous de vous accompagner quelques hectomètres ? » Il s’appelle Armando Mondéjar López, il a treize ans, trois frères et une sœur. Le voyageur lui demande s’ils sont tous blonds. Et le garçon lui répond : « oui, monsieur. Nous avons tous les cheveux roux, même mon père. » Dans la voix du garçon, il y a comme un vague accent de tristesse. Quand l’enfant s’en va et salue le voyageur de la main, ses cheveux brillent en plein soleil comme s’ils étaient de feu. L’enfant a de beaux cheveux lumineux, pleins de charme, mais il ne le sait pas. Et Cela écrit ce poème :

Armando Mondéjar López

Es un niño preguntón;

Tiene el pelo colorado

Del color del pimentón

(Armando Mondéjar López est un enfant questionneur ; il a la chevelure colorée de la couleur du poivron rouge).

Allumer une cigarette, faire la sieste sous un arbre en regardant le vol d’une cigogne, partager une gourde de vin ou un vermouth à la table d’une auberge, accepter l’invitation d’un muletier et faire un bout de chemin à ses côtés sur la carriole, le voyage est fait de petits riens qui donnent au temps qui fuit la densité de l’éternité.

Photo « transhumances »

Dictionnaire amoureux de l’Espagne

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Poursuivant dans la veine espagnole, voici une lecture du « Dictionnaire amoureux de l’Espagne » de Michel Del Castillo (Plon 2005).

Michel Del Castillo nous parle de la tauromachie, et cet article de son « dictionnaire amoureux » est comme la synthèse de ses réflexions passionnées sur l’Espagne.

« Victoire de l’intelligence sur les instincts les plus primitifs, la corrida est une catharsis. Les masses de Cristianos Nuevos, de marranes, d’hérétiques et de morisques avaient du pareillement déployer durant des siècles des trésors d’astuce et d’ingéniosité pour survivre : leur stratégie existentielle fut une tarea, une besogne, exigeant une attention vigilante. Ce qui se mime dans l’arène, c’est un drame collectif.

Tout comme la procédure inquisitoriale reposait sur le secret, le suspect ignorant le nom du délateur et la nature même du crime dont il était accusé, la corrida suppose l’ingénuité de l’animal dont on dit qu’il apprend, en quinze minutes, le grec et le latin, autant dire le secret de sa mort (…)

La tauromachie est le théâtre où les Espagnols vivent leurs croyances, non par l’abstraction, aussi brillante soit-elle, mais par le style (…) Il existe un humanisme de la tauromachie (…) un humanisme tragique, celui du mystique et du conquistador. Vivre, c’est se dépasser soi-même, transcender sa condition de mortel. »

Tout est dit en quelques lignes.

Après la Reconquête, l’Espagne se trouva confrontée au problème de l’assimilation d’une forte minorité juive et des musulmans autochtones attachés à leurs racines. On sait que les juifs furent expulsés en 1492 : environ les 2/3 quittèrent le pays, le reste optant pour la conversion. On les appela les « conversos » ou, plus brutalement, les « marranes » (porcs) en raison de leur aversion persistante pour cette viande. Les « morisques » furent expulsés en 1610, dans le cadre d’une gigantesque opération logistique dont la parfaite organisation n’est pas sans rappeler les trains de la déportation trois siècles plus tard en Europe Centrale.

A partir de Philippe II et de son précepteur, le cardinal archevêque de Tolède Siliceo, s’introduit le principe de la pureté raciale, la limpieza. Il devint impossible à quiconque avait dans ses veines du sang impur, juif ou maure, d’accéder à une fonction publique. Les lois raciales de Nuremberg et de Vichy avaient donc leur matrice en Espagne.

L’outil du fanatisme fut l’Inquisition, qui fonctionna de 1485 à 1820 environ. « L’Inquisition fut la première police totalitaire, modèle de celles qui, au vingtième siècle, allaient s’épanouir en Europe. Toutes auront en commun de traquer, au-delà des oppositions manifestes, les réticences, les refus cachés, les délits de pensée. Toutes aussi feront du déviant une personne nuisible dans son essence, dissimulant dans son for le plus intérieur, dans son sang ou dans son hérédité sociale, la fatalité hérétique. Toutes voudront convertir, conduire à la confession publique. Les tribunaux staliniens se penseront, comme l’Inquisition, une pédagogie révolutionnaire, un théâtre. » Les auto-da-fe duraient trois jours : le samedi était consacré à une procession et à des sermons enflammés visant à la conversion des hérétiques, le dimanche à la messe solennelle et à de nouveaux sermons, le lundi aux bûchers. La différence entre la démence stalinienne ou maoïste et celle de l’Inquisition réside dans leur durée : quelques décennies pour celles-là, plus de cinq siècles pour le fanatisme catholique espagnol.

Toute l’histoire de l’Espagne aux dix-neuvième et vingtième siècles peut se lire comme l’affrontement entre les catholiques intégristes (les Carlistes) et les partisans d’un ordre constitutionnel. Avec son coup d’Etat en 1936, Franco s’inscrivait clairement dans le premier camp. « Franco ne fut pas un politicien, un politicien professionnel investi de la mission de gouverner les hommes. Il fut un politicien espagnol, c’est-à-dire un politicien de la transcendance. Sa mission, il la concevait comme le rétablissement de l’Espagne dans ses options fondamentales : une Espagne une, grande et libre (en proportion inverse de la liberté de ses citoyens !) ». On sent combien le courant actuellement dominant au sein du Parti Populaire, refusant, malgré les urnes, toute légitimité au Gouvernement socialiste au nom de principes non négociables tels que l’unité nationale, se situe dans cette continuité.

Dans un tel contexte de répression fleurissent les mystiques (Sainte Thérèse d’Avila, Saint Jean de la Croix, Juan Luis Vivès) et les conquistadors engagés dans une aventure surhumaine dont la seule rationalité fut de financer les guerres européennes des Habsbourg. Michel Del Castillo voit dans l’œuvre de Cervantès une lecture parodique de l’héroïsme castillan.

Et il nous donne une note d’optimisme. « Par un paradoxe qui témoigne de la force et des ruses de la vie, cette tyrannie morale a aiguisé et affiné les esprits, favorisant l’expression d’un baroquisme fantastique (…) Condamnant bon nombre d’Espagnols à l’hypocrisie, l’Inquisition a sauvé le Castillan du polissage mondain, du juste milieu, du raisonnable petit-bourgeois. Folle, elle a encouragé une démence collective ; délirante, elle a permis, sans le vouloir, l’éclosion des plus beaux délires, ceux de Rojas dans la Célestine, des picaresques, de Cervantès. Ce sont les bénéfices secondaires de la névrose. Tout au long des siècles, il y a eu, en Espagne, une résistance sourde et obstinée qui s’exprimait dans une langue codée, comprise des seuls initiés. »

La Celestina

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Je suis revenu il y a quelques jours à Madrid pour la première fois après l’avoir quittée en 2007. Je propose une lecture de La Celestina, pièce de Fernando de Rojas, probablement écrite entre 1497 et 1499 sous le nom de « comédie de Calisto et Melibea » et enrichie de nouveaux chapitres avant 1502 sous le nom de « tragicomédie de Calisto et Melibea ». (Edition de Santiago López Ríos, Debolsillo, 2002 – 2006).

Celestina se dirige vers la maison de Melibea avec une mission : convaincre la jeune fille de recevoir Calisto, tombé malade d’amour pour elle quelques jours plus tôt. La veille femme se dit couturière, ce qui lui sert de couverture pour ses autres activités : parfumerie, cosmétiques, restauration de la virginité, proxénétisme et un peu de sorcellerie. Elle exerce en cette occasion une des fonctions qui fonde sa notoriété dans la ville : celle d’entremetteuse (alcahueta en espagnol),  une fonction rémunératrice mais qui l’expose, si elle était découverte, au risque d’être rossée par les serviteurs du père de Melibea ou dénudée, enduite de miel et emplumée par la force publique.

Sous prétexte de lui vendre du fil, Celestina parvient en présence de Melibea. Elle lui révèle le but réel de sa visite : intercéder pour un malade dont quelques mots de la jeune fille peuvent soulager la douleur. Melibea réagit violemment : elle ne laissera pas un impudent prendre son honneur ! Celestina laisse passer l’orage : elle en a vu d’autres, et le calme succède toujours à la tempête. Elle assure qu’elle a été mal interprétée : ce dont souffre Calisto, c’est d’une rage de dents. Ce qu’il demande à Melibea, c’est une prière à Sainte Apolline (patronne des arracheurs de dents et, aujourd’hui, des dentistes) et de toucher sa ceinture, qui a été en contact avec des saintes reliques à Rome et Jérusalem. Melibea n’est pas dupe : le mal de dents est classiquement associé au mal d’amour et la ceinture à la chasteté. En réalité, si elle est vraiment préoccupée par ce que vont dire les gens et donc par son honneur, elle est aussi tombée amoureuse de Caslisto : elle remet sa ceinture à Celestina, ce qui équivaut à une promesse à Calisto de lui livrer sa virginité. Celestina savoure sa victoire  et insinue à Melibea que, quand bien même il ne s’agirait pas d’une rage de dents mais du mal d’amour, il n’y aurait rien de mal à cela, puisqu’il est naturel que l’homme souffre à cause de la femme et réciproquement, et que c’est Dieu lui-même qui a créé la nature…

Calisto et Melibea sont enfermés dans un piège mortel. Sempronio, serviteur de Calisto, décide de participer à l’opération organisée par Celestina et prétend partager avec elle les bénéfices. Pármenio, autre serviteur, fils d’une prostituée associée à Celestina du temps de leur jeunesse, résiste  jusqu’à ce que Celestina lui ouvre le lit d’une de ses protégées, Areúsa. Les serviteurs, comme Calisto et Melibea et comme Celestina elle-même seront broyés par la fatalité.

La Celestina est de lecture difficile en raison de l’antiquité de la langue et du fourmillement de références culturelles qui ne nous disent plus rien aujourd’hui : le texte fait allusion à des chansons populaires, à la mythologie, aux textes de Pétrarque ou de Boccace, aux romans d’amour courtois et en tire des effets comiques qui provoquaient l’hilarité des spectateurs de l’époque. Pourtant, il est encore captivant. Les personnages principaux comme secondaires ont une véritable profondeur psychologique. S’ils sont écrasés par un destin sans espoir, ils ont la rage de vivre chevillée au corps, un appétit féroce pour le sexe et pour l’or.

Celestina nous est présentée comme une sorcière intrigante et cupide, et le livre revendique un objectif moral, enseigner aux jeunes les dangers des passions débridées et des intermédiaires douteux. Cinq siècles plus tard, la virginité et l’honneur ne sont plus ce qu’ils étaient, et nous faisons spontanément une autre lecture : Celestina est une femme libre, compatissante pour les jeunes que brime la morale officielle et les clercs que réprime le célibat imposé, une adepte des médecines douces, une indispensable médiatrice dans une société bloquée par les préjugés et les statuts de classes.

Areúsa compare sa condition de prostituée à celle de Lucrecia, servante de Melibea. Celles qui servent les dames ne jouissent d’aucun plaisir et ne connaissent pas les douceurs de l’amour. Elles ne peuvent jamais parler avec des parentes ou des amies et leur demander « qu’as-tu eu pour dîner, es-tu enceinte, combien de poules élèves-tu, emmène-moi goûter chez toi, montre-moi ton amoureux, cela fait combien de temps que je ne te vois ? comment ça va avec lui ? qui sont tes voisines ? » et d’autres situations d’égalité comme celles-là. Oh, qu’il est dur, lourd et méprisant, ce mot de « madame » ! On passe au service de ces dames le meilleur de son âge et elles paient dix ans de service par une robe usagée qu’elles ne veulent plus mettre. (…) (Les servantes) espèrent une récompense, elles reçoivent un grand sceau d’eau ; elles espèrent sortir mariées, elles sortent infantilisées ; elles espèrent des robes et des bijoux de noce, elles sortent dénudées et injuriées (…) Elles n’entendent jamais ces dames prononcer leur nom, mais « putain ici », « putain là », « où vas-tu, teigneuse ? qu’as-tu fait, scélérate ? pourquoi as-tu mangé cela, gourmande ? comment as-tu lavé la poêle, cochonne ? pourquoi n’as-tu pas nettoyé le manteau, malpropre ? pourquoi as-tu dit cela, idiote ? qui a cassé l’assiette, négligée ? comment se fait-il qu’il manque une serviette, voleuse, tu l’as certainement donnée à ta crapule de bonhomme. Viens ici, mauvaise femme. La poule a disparu ? Alors cherche-la vite, sinon je la décompterai de ta prochaine solde ». Et après cela, mille coups de sandales et pincements d’oreilles, mille coups de bâton et de fouet. Nul ne sait les contenter, nul ne peut les supporter. Leur plaisir est de donner de la voix, leur gloire est de réprimander. Plus on fait bien et moins elles montrent de la satisfaction. Pour cela j’ai préféré vivre dans ma petite maison, libre et madame, que dans leurs riches palais, soumise et captive.

La Celestina fut un grand succès d’édition pendant le siècle d’or, avec une première édition étrangère, en italien, dès 1506. Curieusement, le livre ne fut censuré par le Saint-Office qu’en 1632, et il ne fut totalement interdit qu’en 1773.

Illustration : La Porteuse d’eau par Francisco de Goya (vers1808 – 1812), tableau exposé dans le cadre de l’exposition Treasures of Budapest par la Royal Academy of Arts.

Un hiver à Majorque

   

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La célébration de l’année Chopin et le temps de novembre m’invitent à offrir aux lecteurs de « transhumances » une lecture de « Un hiver à Majorque » de George Sand (1855, Editions Cort 2004).

En novembre 1838, Aurore Dupin connue comme écrivaine sous le nom de George Sand, arrive à Majorque accompagnée de ses deux enfants Maurice et  Solange et de son amant Frédéric Chopin. Son  but est de se reposer, de vivre une romance sur une terre primitive et hospitalière et de profiter du climat méditerranéen de l´île pour soigner les poumons de Frédéric et les rhumatismes de Maurice.

Le voyage en bateau à vapeur de Barcelone à Palma, par une nuit tiède et sombre, fut bercée par la voix du timonier. Son chant « suivait un rythme et des modulations en dehors de toutes nos habitudes, et il semblait laisser aller sa voix au hasard, comme la fumée du bâtiment, emportée et balancée par la brise. C’était une rêverie plutôt qu’un chant, une sorte de divagation nonchalante de la voix, où la pensée avait peu de part,  mais qui suivait le balancement du navire, le faible bruit du remous, et ressemblait à une improvisation vague, renfermée dans des formes douces et monocordes. Cette voix de la contemplation avait un grand charme. »

Le voyage du retour, quelques mois plus tard, se fit à bord d’un bateau qui, « lorsque le vent est serein, transporte une fois par semaine deux cents cochons, et quelques passagers par dessus le marché. Il est beau de voir avec quels égards et quelle tendresse ces messieurs (je ne parle pas des passagers) sont traités à bord et avec quel amour on les dépose à terre.. (Chopin) était dangereusement malade. La traversée, la mauvaise odeur et l’absence de sommeil n’avaient pas contribué à diminuer ses souffrances. Le capitaine n’avait eu d’autre attention pour nous que de ne pas faire coucher notre malade dans le meilleur lit de la cabine, parce que, selon le préjugé espagnol, toute maladie est contagieuse ; et comme notre homme pensait déjà à faire brûler la couchette où reposait le malade, il désirait que ce fût la plus mauvaise. »

Entre ces deux hivers, l’hiver à Majorque fut une véritable épreuve. Chopin était tuberculeux, mais ni lui ni Aurore ne voulaient le reconnaître. La peur de la maladie, en même temps que le scandale d’une femme adultère,  habillée en homme, fumeuse et ne fréquentant pas le lieu de socialisation par excellence qu’était la messe dominicale, installèrent une situation de totale incommunication entre les Majorquins et les étrangers. « Nous avions surnommé Majorque « l’île des Singes » parce que, nous voyant environnés de ces bêtes sournoises, pillardes et pourtant innocentes, nous nous étions habitués à nous préserver d’elles sans plus de rancune et de dépit que n’en causent aux Indiens les jockos et les orangs espiègles et fuyants. »

Pourtant, le séjour à Palma, puis à la villa Son Vent d’Establiments et enfin à la Chartreuse de Valldemossa dont les moines avaient été expulsés quelques années plus tôt fut fécond tant pour Aurore George Sand, qui y commença son roman Spiridion que pour Chopin lui-même qui composa la Deuxième Ballade en fa majeur, le Scherzo en do mineur, la Mazurka en mi mineur et le Prélude en ré « La Goutte d’eau. »

Aurore passe de longues heures en contemplation à la Chartreuse, qui domine la mer. « Tandis qu’on l’entend gronder au nord, on l’aperçoit comme une faible ligne brillante au-delà des montagnes qui s’abaissent et de l’immense plaine qui se déroule au midi ; tableau sublime, encadré au premier plan par de noirs rochers couverts de sapins, au second par des montagnes au profil hardiment découpé et frangé d’arbres superbes, au troisième et au quatrième par des mamelons arrondis que le soleil couchant dore des nuances les plus chaudes, et sur la croupe desquels l’oeil distingue encore, à une lieue de distance, la silhouette microscopique des arbres, fine comme l’antenne des  papillons, noire et nette comme un trait de plume à l’encre de Chine sur un fond d’or étincelant. »

La Chartreuse en elle-même, avec son enchaînement de cloîtres de différentes époques, est un lieu extraordinaire :  » Jamais je n’ai entendu le vent promener des voix lamentables et pousser des hurlements désespérés, comme dans ces galeries creuses et sonores. Le bruit des torrents, la course précipitée des nuages, la grande clameur monotone de la mer interrompue par le sifflement de l’orage, et les plaintes des oiseaux de mer qui passaient tout effarés et tout déroutés dans les rafales ; puis de grands bouillards qui tombaient tout à coup comme un linceul, et qui, pénétrant dans les cloîtres par les arcades brisées, nous rendaient invisibles et faisaient paraître la petite lampe que nous portions pour nous diriger, comme un esprit follet errant sous les galeries, et mille autres détails de cette vie cénobitique qui se pressent dans mon souvenir : tout cela faisait bien de cette Chartreuse le séjour le plus romantique de la terre ».

« Je demandais à ces murs abandonnés de me révéler la pensée intime des reclus silencieux qu’ils avaient, durant des siècles, séparés de la vie humaine. J’aurais voulu suivre le fil amoindri ou rompu de la foi chrétienne dans ces âmes jetées là par chaque génération comme un holocauste à ce Dieu jaloux, auquel il avait fallu des victimes humaines aussi bien qu’aux dieux barbares. Enfin j’aurais voulu ranimer un chartreux du quinzième siècle et un du dix-neuvième pour comparer entre eux ces deux catholiques séparés dans leur foi, sans le savoir, par des abîmes, et demander à chacun ce qu’il pensait de l’autre. Il me semblait que la vie du premier était assez facile à reconstruire avec vraisemblance dans ma pensée. Je voyais ce chrétien du Moyen Âge tout d’une pièce, fervent, sincère, brisé au coeur par le spectacle des guerres, des discordes et des souffrances de ses contemporains, fuyant cet abîme de maux et cherchant dans la contemplation ascétique à s’abstraire et à se détacher autant que possible d’une vie où la notion de perfectibilité des masses n’était point accessible aux individus. Mais le chartreux du dix-neuvième siècle, fermant les yeux à la marche devenue sensible et claire de l’humanité, indifférent à la vie des autres hommes, ne comprenant plus ni la religion, ni le pape, ni l’église, ni la société, ni lui-même, et ne voyant plus dans sa Chartreuse qu’une habitation spacieuse, agréable et sûre, dans sa vocation qu’une existence assurée, l’impunité accordée à ses instincts, et un moyen d’obtenir, sans mérite individuel, la déférence et la considération des dévots, des paysans et des femmes, celui-là je ne pouvais me le représenter aussi aisément. »

Pour George Sand, la société majorquine est bloquée, ce qui empêche les masses de se perfectionner et de se hausser au niveau de l’élite. La faute en est à l’aristocratie, oisive et au bord de la banqueroute, qui entretient malgré ses dettes toute une classe de domestiques et d’obligés inutiles. Le tableau est très semblable à celui que dresse, plus de d’un siècle plus tard, Dominique Fernandez de l’aristocratie sicilienne dans l’Ecole du Sud. La faute de l’aristocratie est de maintenir le peuple dans un état d’indifférenciation, de ne pas reconnaître que la « perfectionnabilité » des masses passe par l’affranchissement des individus. « Ayant parcouru Palma pour y chercher des appartements, je suis entré dans un assez grand nombre de maisons ; tout s’y ressemblait si exactement que je pouvais de là conclure à un caractère général chez leurs occupants. Je n’ai pénétré dans aucun de ces intérieurs sans avoir le coeur serré de déplaisir et d’ennui, rien qu’à voir les murailles nues, les dalles tachées et poudreuses, les meubles rares et malpropres. Tout y portait témoignage de l’indifférence et de l’inaction ; jamais un livre, jamais un ouvrage de femme (…) Ainsi toutes ces maisons où les générations se succèdent sans rien transformer autour d’elles, et sans marquer aucune empreinte individuelle sur les choses qui ordinairement participent en quelque sorte à notre vie humaine, font plutôt l’effet de caravansérails que de maisons véritables ; et tandis que les nôtres donnent l’idée d’un nid pour la famille, celles-là semblent des gîtes où les groupes d’une population errante se retireraient indifféremment pour passer la nuit. »

L’antipathie d’Aurore pour Majorque s’explique par la frustration d’une lune de miel transformée en assistance médicale à un grand malade, mais aussi par la confrontation avec une société dont la transition au capitalisme semble bloquée.

Photo de Valdemossa, www.info-mallorca.co.uk