Nine

  

100111_nine4.1263244120.jpg

 Le film Nine de Rob Marshall est l’adaptation cinématographique d’une comédie musicale de Broadway inspirée par Huit et demie de Fellini. Belles femmes, chorégraphies impeccables, parfum d’Italie, nostalgie du grand cinéma italien, sentiments…

Dans « 8 ½ », Marcello Mastroianni  jouait le rôle de Guido Anselmi, un metteur en scène entouré par une cour d’admiratrices mais en panne d’inspiration. Dans « 9 », Daniel Ray-Lewis est le metteur en scène Guido Contini, censé commencer le tournage de son film « Italia » dans les studios de Cinecittà, mais sans le moindre scénario. Guido est environné de femmes, à commencer par sa mère (Sophia Loren), sa ravissante épouse (Marion Cotillard), son amante rapace (Penélope Cruz) et sa muse (Nicole Kidman). Oppressé par la catastrophe professionnelle qui s’annonce, sa crise personnelle prend un tour aigu.

Le film de Rob Marshall, metteur en scène de Chicago, est une grande comédie musicale américaine, ne lésinant pas sur les danseurs, les costumes et les décibels, parfaite dans son exécution. Son évocation de l’Italie, et spécifiquement de l’Italie de Fellini, ne sonne pas faux : une part du tournage a eu lieu dans ce pays, et on sait combien l’héritage italien est partie intégrante du patrimoine culturel américain. De Fellini, on retrouve la mise en scène des corps féminins jusqu’au vertige, la nostalgie d’une enfance en noir et blanc, les ecclésiastiques, les décors baroques grandioses en carton plâtre, les visages transfigurés par un éclairage. Le spectateur se trouve envoûté dans un univers étrange et beau.

Le personnage joué par Ray Lewis fait envie : riche, admiré, entouré de femmes superbes qui l’adorent et s’offrent à lui. Mais peu à peu on découvre un homme fragile, puis brisé, puis cherchant à se reconstruire humblement dans la reconquête de sa femme.

(Photo du film Nine)

Arturo Brachetti

091213_arturo_brachetti.1260725580.jpg

Le spectacle d’Arturo Brachetti au Garrick Theatre de Londres, intitulé « Change », est véritablement exceptionnel.

 L’art d’Arturo Brachetti, artiste italien né en 1957 à Turin, ne se laisse pas facilement caractériser par un genre : il relève du cabaret, du one-man-show, de l’illusionnisme et du théâtre d’ombres. Arturo a réinventé l’art de la métamorphose, le passage d’un personnage à l’autre en un clin d’œil. Au Garrick, il incarne environ 300 personnages différents. La prouesse technique coupe le souffle et le spectateur a parfois la tête qui tourne tant le rythme est échevelé.

Arturo crée un univers magique au sens propre et imagé du terme. L’Arturo d’aujourd’hui dialogue avec le jeune homme qu’il était. La scène joue sur deux plans, en avant et en arrière d’un écran qu’ils franchissent et déchirent plusieurs fois. Arturo évoque le cinéma américain. Lorsqu’il joue « singing in the rain », son profil est tout à tour celui d’un homme et d’une femme amoureux. Il met en scène les personnages et l’ambiance des films de Fellini, et c’est un moment d’intense mélancolie.

Le spectacle tourne autour de l’idée que le comédien doit se préparer à la métamorphose finale. Habillé de blanc, il finit par se transformer en tourbillon et disparaître dans le vent.

Sur scène, Arturo est un homme seul. Mais il est accompagné d’une équipe créative et d’une équipe technique d’une trentaine de personnes sans lesquelles la magie ne pourrait opérer.

« Change » est donné au Garrick Theatre jusqu’au 3 janvier 2010 (http://www.changelondon.com/, http://www.branchetti.com/)

Un chapeau plein de cerises

Poursuivant dans la veine italienne, voici la saga familiale posthume d’Oriana Fallaci (1929 – 2006), correspondante de guerre, romancière, personnage polémique à la fin de sa vie pour son rejet du fanatisme religieux, en particulier islamique : « Un cappello pieno de ciliege » (Rizzoli romanzo 2008, 823 pages).

A partir de souvenirs de ses grands-parents et de documents historiques, Oriana Fallaci écrit l’histoire d’ancêtres exceptionnels, se focalisant sur Caterina Zani Fallaci (1765 – 1841), Francesco Launaro (1750 – 1816), Giobatta Cantini (1823 – 1861) et Anastasìa Ferrier (1846 – 1889). Oriana reconstruit par l’imagination la vie qu’elle vécut quand elle était Catarina, Francesco, Giobatta ou Anastasìa. Dans le processus de l’écriture « tous ces aïeux devinrent mes enfants. Parce que, cette fois, c’était moi qui les accouchais, moi qui leur donnais ou plutôt leur redonnais la vie qu’eux m’avaient donnée ».

Oriana porta ce livre en elle pendant des années. Elle aurait voulu qu’il couvre l’histoire de sa famille jusqu’à nos jours, en particulier l’engagement de ses parents dans la Résistance, mais le considéra achevé à la mort d’Anastasìa en 1889. Ses dernières années elle luttait contre un cancer, comme l’un de ses personnages : « une antichambre de la mort, si tu veux. Un intervalle ou un limbe dans lequel la mort en train d’arriver chemine au ralenti de sorte que, en l’attendant et en l’observant pendant qu’elle vient à nous tout doucement, on a le temps de faire deux choses. Apprécier la vie, c’est-à-dire se rendre compte de ce qu’elle est belle même quand elle est moche, et réfléchir aussi bien sur soi-même que sur les autres : évaluer le présent, le passé, ce petit peu de futur qui nous reste ». Oriana parle de la « gratitude » envers nos aïeux « qui nous donné l’opportunité de vivre cette extraordinaire et terrible aventure qui a pour nom Existence ». Les personnages ont la rage de vivre, malgré la misère et la faim, malgré l’enrôlement forcé dans les guerres napoléoniennes en Russie ou en Espagne, malgré les naufrages, malgré la répression sanglante des révoltes contre l’occupant Autrichien, malgré l’ordre moral qui ostracisait les enfants nés hors mariage, malgré l’asservissement aux normes religieuses et aux appareils cléricaux.

Fille d’une réputée sorcière brûlée par l’Inquisition, Caterina est une femme indomptable. Elle ne consent à épouser Carlo que lorsqu’elle apprend qu’il sait lire et écrire et qu’il accepte de le lui enseigner. Elle s’habille de robes de couleurs claires et d’un chapeau plein de cerises alors que les Franciscains imposent des tenues austères. Elle insulte Napoléon lorsque son carrosse croise son chemin.

Francesco s’engage dans la marine pour accomplir son vœu d’égorger 20 maures et de venger ainsi la mort de son père en esclavage à Alger. Il devient maître de bord dans la marine marchande. Quatre de ses fils périssent dans un naufrage dont il ne réchappe que pour annoncer la terrible nouvelle à son épouse.

Giobatta (Giovanni Battista) est fils d’un ancien soldat des armées napoléoniennes sorti miraculeusement indemne de la guérilla espagnole et converti en militant de l’Unité italienne. Il s’engage lui-même dans la l’armée puis dans la Résistance mais, capturé par les Autrichiens lors de la répression de la révolte de Livourne en 1849, il est torturé et survit sans âme jusqu’à sa mort douze ans plus tard.

Fille illégitime d’une jeune vaudoise et d’un militant nationaliste polonais, Anastasìa nait sans identité et vit à Turin avec sa tante. Danseuse à l’opéra, elle a une fille d’un noble piémontais, mais abandonne son enfant dans un hospice de Cesena. Elle s’enfuit à New York, puis vers l’Ouest par le chemin de fer et par la diligence de la Piste Mormon. Elle met en fuite des attaquants indiens venus scalper les voyageurs en retirant sa perruque et en exhibant son crâne rasé. Elle manque de se marier à un Mormon polygame de Salt Lake City et s’enfuit de nouveau vers San Francisco où elle fait fortune comme tenancière d’une maison close de luxe. Rongée par le remords d’avoir abandonné sa fille, elle retourne à Cesena pour lui offrir une vie de princesse. Anastasìa tombe amoureuse d’Antonio, un ancien séminariste qui rêvait d’une Héloïse et trouve dans cette femme mûre, belle et élégante l’objet de ses désirs. Mais Giacoma, fille d’Anastasìa, est aussi entichée d’Antonio.

Le livre nous plonge au cœur de la Toscane, entre Florence, Sienne et Livourne, et au cœur de l’histoire douloureuse d’une Italie en devenir, entre l’administration napoléonienne qui sous l’ombre de l’arbre de la liberté imposait une occupation étrangère, le Grand Duché de Toscane tour à tour autonome, puis ennemi, puis satellite de l’Autriche, le Piémont, force industrielle et militaire montante de la Péninsule, et les Etats Pontificaux à leur crépuscule. La grande histoire n’est pas étrangère aux aïeux d’Oriana. Elle les porte, elle les bouscule, elle les martyrise, et parfois elle les exalte.

 

Caravaggio, peintre baroque

091012_caravaggio_emmaus.1255376021.jpg

Dans son roman « la course à l’abîme » (Grasset 2002), Dominique Fernandez nous raconte la vie et l’œuvre  du peintre baroque Caravaggio, né Michelangelo Merisi en 1571 dans la bourgade lombarde qui lui laissa son nom et mort mystérieusement en1610 sur la plage de Porto Ercole, près de Rome.

Dominique Fernandez met en exergue du livre une phrase du Cantique Spirituel de Jean de la Croix : « découvre ta présence, que ton aspect et ta beauté me tuent ». Dans la Lombardie espagnole, les écrits des mystiques espagnols, Jean de la Croix et Thérèse d’Avila, s’étaient répandus rapidement. Le jeune Michelangelo put être particulièrement impressionné par un passage de la Vie de Thérèse :

« Un ange se tenait près de moi, sous une forme corporelle. Il n’était pas grand, mais petit et extrêmement beau : à son visage enflammé il paraissait être des plus élevés parmi ceux qui semblent tout embrasés d’amour. Ce sont apparemment eux qu’on appelle Chérubins, car ils ne me disent pas leur nom. Mais il y a dans le ciel, je le vois clairement, une si grande différence de certains anges à d’autres, et de ceux-ci à ceux-là, que je ne saurais l’exprimer.

Je voyais donc l’ange qui tenait à la main un long dard en or, dont l’extrémité portait, je crois, un peu de feu. Il me semblait qu’il le plongeait parfois au travers de mon cœur et le portait jusqu’aux entrailles. En le retirant, on aurait dit que ce fer les emportait avec lui et me laissait tout entière embrasée d’un immense amour de Dieu. La douleur était si vive qu’elle me faisait pousser des gémissements. Mais la suavité causée par ce tourment incomparable est si excessive que l’âme ne peut en désirer la fin, ni se contenter de rien en dehors de Dieu. Ce n’est pas une souffrance corporelle ; elle est spirituelle. Le corps cependant ne laisse pas d’y participer quelque peu, et même beaucoup. C’est un échange de galanteries si suave entre Dieu et l’âme, que je supplie le Seigneur de daigner dans sa bonté en favoriser ceux qui n’ajouteraient pas foi en ma parole. »

Vivre dans son corps un amour qui tue, exprimer dans la peinture la souffrance mystique d’être transpercé par un dard en or à la pointe de feu, fut selon Fernandez le programme de vie de Caravaggio. Chéri par les Princes d’Eglise et de Cour, reconnu comme le plus grand peintre de son époque, il affichait jusque dans ses toiles ses amours homosexuels, fréquentait la pègre et fut pourchassé pour meurtre. Sa « course à l’abîme » le conduisit à ce moment ultime où il reçoit la mort de la main de l’être aimé comme un sublime accomplissement. Dans le « martyre de Saint Matthieu » (1599 – 1600), l’Apôtre attend, à bras ouvert, que vienne la mort de la main d’un Apollon à moitié nu et enveloppé de lumière ; Caravaggio s’est représenté à l’arrière plan, comme témoin de son futur trépas. La « décollation de Jean-Baptiste » (1608) est la seule œuvre signée de Caravaggio ; dans cette toile aussi se joue le drame d’un assassinat où la victime attend du bourreau la délivrance du coup de grâce.

Caravaggio révolutionne la peinture en rendant présents le plaisir et la souffrance extrêmes, qui constituent les deux pôles d’une même réalité. Au centre du « concert de jeunes » (1595 – 1596) le peintre s’est représenté derrière un personnage d’une beauté ambiguë, regard humide et lèvre ouvertes. Dix années plus tard, il se met de nouveau en scène dans « David portant la tête de Goliath » (1605 – 1606) : la tête du géant, qui n’est autre que la sienne propre, porte les stigmates répugnants de la mort. L’artiste ose montrer la jouissance et l’abjection dans le réalisme de l’instant.

Face au pouvoir ecclésiastique et à l’Inquisition, la position de Caravaggio est équivoque. D’un côté, la Contre-Réforme catholique est avide de représentation, et l’œuvre du peintre est une pointe extrême du mouvement baroque opposé à l’austérité protestante. Mais il est clair aussi que son érotisme mystique, comme celui de Thérèse d’Avila et Jean de la Croix, le situe en permanence à la limite de l’acceptable par le pouvoir religieux. Caravaggio choisit pour ses madones des prostituées comme modèles. Les prélats qui l’accusent d’immoralité  feignent hypocritement de ne pas les reconnaître, et concentrent leurs attaques  sur l’hétérodoxie des symboles utilisés. C’est donc sur les symboles que porte la défense. Le « Grand Bacchus» (1596- 1597) suggère aux avocats ce commentaire : « quelle connaissance profonde de la symbologie chrétienne et christique possède décidément notre jeune peintre ! Qui oserait l’accuser de n’avoir peint qu’un dieu païen, une idole repue d’alcool, de bonne chère et de sensualité ? Ecartez cette apparence fallacieuse, et découvrez une nouvelle figure du Christ, le Christ qui offre une coupe de son sang pour racheter l’humanité ».

Pour traiter de ce passionnant sujet, Dominique Fernandez utilise une fiction littéraire : Caravaggio raconte lui-même sa vie depuis l’outre-tombe. La narration au passé rend le style pesant et le livre sombre parfois dans l’ennui. Le récit devient vivant lorsque le peintre, proscrit et traqué, se réfugie à Naples et que l’auteur retrouve l’ambiance qu’il aime, celle du Mezzogiorno. « Dort-on un seul instant à Naples ? Dormir, c’est s’enfoncer dans le silence, quitter ses proches, prendre congé de ses voisins, se soustraire à la société de ses semblables, se retrancher en soi-même, tendre à une plénitude intérieure qui n’est pas appréciée ici mais détestée parce qu’elle prive de la compagnie des autres. Tout répit serait fatal à des gens qui ne se sentent vivre que dans le tourbillon et le vacarme. »

Naples, au contraire de la Lombardie et de Rome, laisse peu d’espace aux peintres pour exercer leur art. Caravaggio, homme du nord accompli comme artiste sur les bords du Tibre, attend sur une plage la grâce pontificale. Celle-ci ne viendra pas. Il meurt sur une plage avant d’avoir atteint quarante ans.