Une barque dans la forêt

Pour rester dans la veine italienne, je présente aujourd’hui le magnifique roman de Paola Mastrocola, « une barque dans la forêt », publié en italien sous le titre « una barca nel bosco », Ugo Guandta Editore 2004, Le Fenici Tascabili 2007. 

« Quand tu plantes un arbre, tu plantes une chose qui croît et qui ne sera jamais plus comme elle était. Mais surtout tu plantes une chose qui croît à partir du fond. Tout commence par les racines. La vraie croissance est vers le bas, mais personne n’y pense jamais. Nous pensons que l’on croît vers le haut. Quelle idiotie ! Les mères par exemple, regarde comme elles sont fières que leurs petits croissent en hauteur. Ma mère faisait des entailles sur les murs, plus ou moins six centimètres par an. Et en revanche… En revanche il faudrait creuser sous les pieds des enfants, et voir là, dans la terre, de combien ils ont grandi. Sinon, devenus grands, ils tombent. Ils tombent la figure en bas, comme des poteaux mal plantés dans le terrain, sans racines. »

Gaspare Torrente, fils d’un pêcheur d’une île du sud de l’Italie, est remarqué par sa professeure de français et part âgé de treize ans à Turin avec sa mère pour faire des études au lycée. Passionné d’Ovide, lecteur de Verlaine dans le texte, c’est un surdoué qui rêve d’être latiniste. Le contact avec le lycée est désespérant. Du côté des enseignants, on pratique une pédagogie flexible où prime l’homogénéité du groupe d’élèves sur l’apprentissage. Du côté des élèves, une hiérarchie implacable s’établit en fonction des vêtements que l’on porte, du « motorino » que l’on conduit et de la PlayStation que l’on possède. Gaspare est immédiatement marginalisé. Il s’efforce de se repérer dans ce monde qui n’est pas le sien et met en œuvre obstinément une stratégie pour s’intégrer : il devient le roi des phrases latines dont il fait cadeau à ses condisciples ; il attire leur intérêt en élaborant, à partir de l’observation des élèves filles, une classification des types de seins ; il s’efforce de ne pas dépasser les notes moyennes de sa classe et se heurte à l’incompréhension de sa mère qui se désole qu’il n’obtienne plus jamais 10. Il n’ose dire à son père combien il est seul et combien il se désespère de ne rien apprendre.

Au lycée, Gaspare a fait d’un radiateur son refuge pendant les récréations. A un autre radiateur est collé Furio, surnommé l’Arraché. Gaspare ne voudrait pas se lier avec l’Arraché, ce qu’il cherche c’est se faire ami avec Seba, le caïd de la classe, toujours à l’aise, toujours bien vêtu, convoité par les filles. Fils de parents intellectuels décalés, Furio a un projet dans la vie, construire des peluches et les doter de beaux yeux, lui qui est myope congénital. Malgré la réticence de Gaspare, entre l’Arraché et le fils de pêcheur déraciné se noue une véritable et profonde amitié.

Dans le cadre d’un échange scolaire, Gaspare doit recevoir pour une semaine une jeune française, Corinne. Pour cacher la misère de l’appartement de sa tante, il achète des plantes et même un peuplier. Le séjour de Corinne, occupée à sortir avec ses condisciples français, est un cauchemar. Gaspare conserve les plantes, qui finissent par occuper une part de plus en plus grande de l’appartement : « tu es une barque dans la forêt », lui dit sa tante Elsa, étonnée par son extravagance.

L’Université est encore pire que le lycée. Gaspare fait une thèse de droit latin avec un mandarin qui ne supporte pas les idées personnelles et autour de qui une cour d’assistants infantilisés s’agite comme des abeilles.

La végétation a fini par s’emparer de tout l’appartement, sa mère et sa tante sont mortes et il habite désormais seul dans une véritable forêt vierge. Un ancien condisciple fils à papa lui est préféré pour le poste de juriste qu’il convoitait, et de dépit il ouvre un bar au rez-de-chaussée de son immeuble. Revenu de Berkeley avec une formation d’architecte, Furio prend en mains la vie de Gaspare. Il imagine un concept de monde-forêt : le bâtiment est reconstruit autour et en fonction des plantes, pour leur permettre de boire, de respirer, de prendre racines et de croître. La maison de Gaspare devient une référence, visitée par des citadins stressés qui trouvent ici un mode de vie au rythme de la nature.

Le fils de pêcheur déraciné, rejeté par la bourgeoisie dans laquelle il s’est trouvé projeté et  parmi laquelle il avait rêvé de se faire une place, a fini par la force du destin et par sa propre obstination, par pousser des racines.

Le livre de Paoloa Mastrocola est magnifique. Le récit avance sur le fil du rasoir entre humour et amertume, réalisme et onirisme, optimisme et fatalisme. La barque de Gaspare parvient finalement à naviguer sur l’océan de la forêt.

 

 

 

Gomorrhe

Roberto Saviano a consacré à la Camorra napolitaine un livre impressionnant : Gomorra, voyage dans l’empire économique et dans le rêve de domination de la Camorra (Strade Blu, Mondadori, 2006).

Le livre commence au port de Naples, où des millions de tonnes de marchandise sont débarquées chaque année, et s’achève dans les décharges illégales disséminées dans la Campanie, où des millions de tonnes de détritus souvent toxiques ont été accumulées au fil des années.

C’est que la réalité de la Camorra est avant tout économique. Les « boss » de Secondigliano, Casal di Principe ou Mondragone sont avant tout des entrepreneurs dont l’objectif est de contrôler des flux de marchandises et de réaliser le plus grand profit possible. Peu importe quelles marchandises : il peut s’agir d’équipements électroniques ou de jouets produits en Chine, de haute couture dans des ateliers de la région de Naples hors de toute protection sociale, de ciment alimentant directement des entreprises de construction contrôlées par les clans ou encore de drogue vendue en gros ou au détail.

Don Peppino Diana, jeune prêtre abattu par la Camorra parce que sa parole dérangeait, parlait de Sodome et Gomorrhe : comme dans le Deutéronome, la Campanie est mise à feu et à sang, saccagée et ravagée par une recherche de pouvoir et d’argent qui ne souffre aucune limite. Qu’importe si les immeubles voisins du port sont éventrés afin d’ouvrir des espaces béants aux marchandises lices et illicites, jusqu’à ne plus pouvoir se soutenir ! Qu’importe si la guerre des clans fait des centaines de morts, dont certains exécutés au terme de tortures qui se veulent exemplaires ! Qu’importe si les tests de drogues nouvelles provoquent des overdoses ! Qu’importe si les relations sont empoisonnées par le doute au point que les jeunes ne peuvent tout simplement pas s’aimer ! Qu’importe si l’on fait conduire les camions qui conduisent les déchets toxiques aux décharges illégales par des gamins de treize ou quinze ans car les chauffeurs adultes refusent de prendre le risque de l’empoisonnement ! La Camorra, c’est le capitalisme dans sa plus extrême brutalité, sans taxes, sans droit du travail, sans limites si ce n’est celles que détermine la concurrence des autres clans, ou le risque de finir condamné à la prison à perpétuité après des années de clandestinité.

Un gamin explique à Roberto Saviano, en termes cliniques, pourquoi il est moins douloureux de mourir d’une balle en plein visage qu’en plein cœur. C’est que la vie des jeunes en Campanie est totalement conditionnée par la Camorra. Une fois embrigadés dans l’organisation entrepreneuriale ou militaire des clans, les jeunes sont surveillés en permanence, contrôlés, menacés, terrorisés. Ils savent que leur espérance de vie est limitée, si tant est que leur existence puisse être vraiment qualifiée de « vie ».

Il y a dans le livre de Roberto Saviano une approche d’observateur scientifique détaché qui fait penser au Primo Levi de « Si c’est un homme ». Dans un cas comme dans l’autre, l’horreur est disséquée au scalpel, mais cette distanciation met au jour une vérité nue et laisse deviner une immense et inconsolable tendresse.

Berlusconi, personnage baroque

La Cour Constitutionnelle italienne vient de déclarer inconstitutionnelle la loi qui garantissait l’impunité pénale au chef du Gouvernement italien. Ce rebondissement met une nouvelle fois au cœur de l’actualité Silvio Berlusconi, après le « Noemigate » (sa relation avec une mineure) et les révélations sur ses soirées agrémentées de call-girls.

Berlusconi est pour les non italiens une énigme. Comment un tel personnage peut-il être populaire en Italie au point d’être encore et malgré tout placé en tête des sondages ?

En 2000, je m’étais inquiété auprès d’un ami italien du probable retour au pouvoir (déjà !) de Berlusconi, malgré ses conflits d’intérêt, sa rhétorique hors d’age sur la subversion communiste et son antagonisme avec l’institution judiciaire. Mimmo m’avait répondu : « ne t’en fais pas, en Italie personne ne croit en la politique, ce n’est que du théâtre ». Je pense que Mimmo se trompait : Berlusconi allait enfoncer davantage le pays dans le cynisme et l’arbitraire, mais il y avait dans sa réaction quelque chose de juste : Berlusconi relève d’une culture enracinée en Italie et que je qualifierais de baroque.

La contre-réforme catholique du Concile de Trente a profondément marqué le tempérament italien. Face à l’austérité protestante, on multipliait les images, les dorures et les cérémonies sentant bon les fleurs et l’encens. Face à l’omniprésence du péché, on offrait un accès aisé à l’absolution pourvu qu’elle fût prononcée par un prêtre catholique. « Je ne suis pas un saint », reconnaît Berlusconi avec un naturel que n’eussent pas désavoué les papes Borgia. Son exubérance, son jeu d’acteur permanent, son goût de la mise en scène, sa conviction que ses faux pas vont être sans aucun doute pardonnés, tout cela fait de lui un personnage éminemment baroque.

La tradition baroque, excès de représentation et effacement des péchés, n’est certes pas l’apanage du populisme berlusconien. Il inspire aussi largement l’œuvre d’un Roberto Benigni ou d’un Dario Fo. Mais elle fournit une clé d’interprétation à des phénomènes difficilement compréhensibles de l’extérieur.

 

Ellen MacArthur change de vie

La navigatrice Ellen McArthur, 33 ans, vient d’annoncer qu’elle ne cherchera pas à regagner le record du tour du monde à la voile en solitaire et va désormais militer pour un mode de vie respectueux de la planète, « sustainable living ».

Il y a peu de personnalités également populaires des deux côtés de la Manche. Je pense spontanément à Jane Birkin pour la chanson et le cinéma, à Arsène Wenger et Thierry Henry pour le football. Ellen MacArthur est de celles-là. Son duel avec Francis Joyon pour le record du tour du monde à la voile a passionné les opinions publiques britannique et française : 71 jours pour elle en 2005, 14 jours de moins pour lui l’an dernier. Les 80 jours de Phileas Fogg étaient pulvérisés.

« Ce monde, dit Ellen, dont, enfant, je pensais qu’il était le plus grand, le plus aventureux endroit que l’on puisse imaginer, n’est pas si grand. » Il faut, dit-elle, prendre conscience de ce que nos ressources sont limitées. « Quand vous naviguez à bord d’un bateau, vous prenez avec vous le minimum de ressources. Vous ne gaspillez rien. Vous ne laissez pas la lumière allumée ; vous ne laissez pas un écran d’ordinateur allumé. Et vous vous rendez compte de ce que sur la terre vous prenez ce que vous voulez. Vous ne feriez pas cela à bord d’un bateau. Si vous avez besoin d’un rouleau de papier de cuisine, vous déchirez un coin, pas un carré entier. Mais quelqu’un quelque part a pensé que tout le monde avait besoin d’une ligne perforée. »

Le Sunday Times (4 octobre 2009) évoque l’enfance d’Ellen et son rêve d’océans. « Elle était d’une certaine façon coincée puisqu’elle vivait loin de la mer au milieu du Derbyshire, de sorte que son bateau était au fond du jardin la plus grande partie de l’année. Elle s’asseyait simplement dedans imaginant la vie sur les vagues. »

Ellen imagine maintenant la vie dans un monde libéré de l’insouciante gloutonnerie.