Eloge de l’assurance-crédit

J’ai la chance de travailler depuis vingt-deux ans dans un métier méconnu et pourtant passionnant : l’assurance-crédit. Je souhaite en faire l’éloge aujourd’hui.

 A ma connaissance, aucun étudiant ne s’est jamais réveillé un matin avec dans le cœur la vocation d’assureur-crédit, comme d’autres veulent devenir médecins, pilotes de ligne, avocats ou artistes. Les écoles de commerce parlent rarement des assureurs-crédit, à l’exception des « Export Credit Agencies » investies d’une mission de soutien des exportations nationales.  Du côté de la presse, c’est en général le silence, sauf pendant la crise financière de 2008, lorsque les assureurs-crédit furent accusés de retirer le parapluie lorsqu’il commençait à pleuvoir. Bref  l’assurance-crédit, lorsqu’elle n’est pas vilipendée, est largement ignorée et rarement considérée pour ce qu’elle est : une activité passionnante au service de l’économie réelle.

 L’assurance-crédit est un coupe-feu

 Avant de faire l’éloge de cette activité, il faut la définir. Le champ de l’assurance-crédit, c’est le crédit interentreprises. Lorsqu’une entreprise vend à une autre entreprise, elle accepte le plus souvent d’être payée à crédit, le temps pour l’acheteur de revendre la marchandise achetée ou de l’utiliser dans son processus de production. Le délai de paiement peut varier d’un à plusieurs mois selon qu’il s’agit de biens périssables (par exemple fruits et légumes) ou de petits équipements. Le fait de livrer la marchandise avant d’être payé génère le risque que l’acheteur fasse faillite et ne soit pas en mesure d’honorer le contrat.

 Il y a des dizaines de millions d’entreprises dans le monde et les faillites font, au moins dans les pays avancés, l’objet d’un enregistrement officiel. Les statistiques de faillites rendent assurable le risque d’insolvabilité. Grace à elles, il est possible en effet de calculer une « probabilité de défaut » des entreprises en rapprochant le nombre d’entreprises défaillantes de la population totale d’entreprises selon de multiples critères : secteur d’activité, pays, taille, etc. 

 Pour un fournisseur qui réalise par exemple 10m EUR de chiffre d’affaires annuel, la faillite d’un grand client dont l’encours de crédit est d’1m EUR représente une catastrophe : c’est le profit de plusieurs années et peut-être la pérennité de sa propre entreprise qui est en cause. A l’échelle micro-économique, l’assurance-crédit est une technique qui permet de transformer un risque aléatoire de pertes élevées en une dépense connue d’avance et très raisonnable (presque toujours moins de 1% du chiffre d’affaires). A l’échelle macro-économique, c’est un coupe-feu qui évite la propagation des faillites des clients à leurs fournisseurs, et aux fournisseurs de ces derniers. Pour donner une idée de son importance, l’assurance-crédit couvre en Grande Bretagne environ 240 milliards de livres de ventes interentreprises chaque année et compte environ 10.000 polices souscrites.

 L’assurance-crédit couvre les acheteurs sur le marché national et à l’exportation. Elle garantit aussi bien le risque « commercial » (les faillites qui découlent d’une mauvaise gestion de l’entreprise) que le risque « politique » (celles qui sont provoquées par des évènements extérieurs, comme l’impossibilité de se procurer les devises nécessaires au paiement).

  Synergie entre prévention des impayés, recouvrement et indemnisation

 Le mécanisme est simple : l’assuré paie la prime d’assurance ; l’assureur définit, pour chacun de ses clients, une limite de crédit ; en cas d’impayé, il se charge du recouvrement ; il indemnise les sommes restant impayées dans la limite de la limite de crédit et selon un pourcentage défini au contrat et qui laisse toujours une petite partie du risque à la charge de l’assure.

 L’efficacité de l’assurance-crédit vient de la combinaison de trois services différents : la prévention du risque, qui s’opère par l’analyse d’informations financières, la définition de probabilités de défaut et l’établissement de limites de crédit ; le recouvrement des créances impayées, quel que soit le pays de l’acheteur ; et enfin l’indemnisation. Prévention et recouvrement réduisent la probabilité de devoir indemniser et par conséquent le coût de l’assurance.

 L’organisation d’une compagnie d’assurance-crédit reflète ces fonctions. Une famille de métiers recouvre la collecte et l’analyse d’informations financières et le calcul de probabilités de défaut sur les acheteurs. En aval se trouvent les souscripteurs (underwriters) de risques, aussi appelés « arbitres » en français, dont le rôle est de définir les limites de crédit. Lorsqu’un crédit est impayé, interviennent les spécialistes du contentieux et ceux du recouvrement de créance. Au début de processus se trouvent les commerciaux, qui convainquent les prospects de s’assurer, mettent au point une proposition de police d’assurance, assurent le suivi du contrat et son renouvellement. Ces commerciaux peuvent appartenir à la compagnie d’assurance-crédit, être son agent ou travailler comme courtier (broker) indépendant.

 Un outil de l’économie réelle

 L’assurance-crédit est un outil de l’économie réelle. Dans les entreprises, la gestion du risque de crédit est un enjeu majeur. Généralement, les commerciaux veulent des limites de crédit élevées qui leur permettront de vendre plus ; les financiers veulent protéger le bilan et écarter les acheteurs fragiles. L’assureur-crédit s’interpose dans ce débat comme un tiers qui dispose d’une information de qualité sur la situation des acheteurs, de leur secteur économique et de leur pays et est en mesure de discriminer ceux dont la santé financière est solide et ceux qui courent le risque de la faillite.

 Ce qui rend le métier passionnant, c’est la rencontre d’univers professionnels différents. Je suis allé dans les Midlands rencontrer des sidérurgistes, in Irlande des producteurs de yaourt, en Catalogne des exportateurs de jambons et au Portugal des fabricants d’emballages en plastique. A chaque fois, il faut comprendre leur environnement, leurs marchés, le profil de leurs acheteurs, les forces et faiblesses de leur gestion du crédit, avant de proposer des solutions. Un point fort de la police d’assurance-crédit, c’est qu’elle est éminemment modulable : elle inclut fréquemment des franchises, qui tiennent compte de la part de risque que l’assuré est prêt à retenir et réduisent la prime à payer ; elle laisse souvent l’assuré décider des limites de crédit de faible montant. Lorsqu’il met au point une proposition de police, l’assureur-crédit doit quantifier le risque qu’il prend et mettre un prix sur ce risque ; il doit aussi adapter les conditions de la police aux caractéristiques propres de son futur client.

Guadeloupe, bananeraie à Basse Terre

Bananeraie de la plantation Grand Café de Bel Air, Basse Terre

La visite de la Plantation Grand Café de Bel Air permet de découvrir les stratégies « raisonnées » d’une exploitation agricole tropicale.

 La Plantation Grand Café se situe dans les hauteurs de Sainte Marie, le site où Christophe Colomb débarqua lors de son deuxième voyage en 1493. Malgré son nom, elle est actuellement consacrée à la production de bananes pour l’exportation vers la métropole. Des caféiers vont être plantés prochainement afin d’élargir l’offre de la boutique du domaine.

 Le circuit se compose d’une visite de l’entrepôt de tri et de conditionnement des bananes, un tour commenté de la bananeraie à bord d’une charrette équipée de bancs et remorquée par un tracteur, et enfin la dégustation d’un vin moelleux de banane. Notre guide et conducteur est un passionné de ce qu’il appelle « l’agriculture raisonnée », passant progressivement vers un modèle plus respectueux de l’environnement et plus diversifié.

 

Entrepôt et centre de tri de la banane, Plantation Grand Café

La production de la banane d’exportation vers la métropole présente les caractéristiques les plus extrêmes de l’agriculture capitaliste : utilisation massive de pesticides, monoculture conduisant a l’épuisement des sols, sélection d’un unique produit au mépris de la diversité des saveurs, déconnexion totale entre le producteur et le consommateur, fluctuation du prix de vente sans relation avec le coût de production. Le consommateur français attend un produit d’un gabarit déterminé, mûr et sans tâche. Le produit, arrivé vert à Dunkerque, est stocké et porté maturité dans une mûrisserie. Il y est acheminé dans des navires frigorifiques réfrigérés une fois par semaine, à la température constante de 13ºC. Au domaine, il est trié et traité chimiquement contre les parasites.

 En amont, la bananeraie est organisée de telle sorte que chaque semaine arrive au centre de tri le tonnage de régimes de bananes souhaité, selon la qualité requise par le cahier des charges. Ceci implique un travail constant de surveillance du cycle de 9 mois pendant lequel le bananier se développe. En permanence, les regimes sont taillés pour ne conserver que les bananes au gabarit souhaité et les plants morts sont éliminés pour que se développent les surgeons. La bananeraie fait l’objet d’un contrôle sanitaire par une autorité indépendante qui, en cas de présence de parasites, ordonne le déversement par avion de pesticides. La piste d’aviation, une pente herbeuse face aux alizées, fait partie du domaine mais dessert toutes les exploitations de la région.

 Notre guide nous parle avec passion de la stratégie du domaine pour se rapprocher de l’agriculture biologique. Peu à peu, l’usage d’agents chimiques est supprimé ou limité dans toutes les phases du processus. Un bon exemple est l’alternance des sols entre bananeraie et canne à sucre. La canne à sucre épuise moins les sols. Par ailleurs, les parasites de la banane ne trouvent pas se nourrir avec la canne et disparaissent. En moyenne, l’épandage de pesticides a lieu trois fois par an, contre le double dans d’autres îles des Caraïbes, et tous les efforts sont faits pour en réduire l’utilisation.

 Le Domaine Grand Café n’est pas passé à l’agriculture biologique. Il faudrait sans doute pour cela que le consommateur français soit éduqué à gouter des bananes de calibres et de saveurs différents. Mais il travaille avec des producteurs biologiques dans d’autres pays, notamment Cuba, avec pour objectif de tendre progressivement vers un modèle de production plus sain. Le passage se fait progressivement, par étapes. Ce qui est remarquable, c’est qu’il répond à une stratégie à dix ans, murement réfléchie et, comme le dit notre guide, « raisonnée ».

Piste de l'aérodrome de la Plantation Grand Café

555 Jeudi Rouge

Le premier roman de Jerôme Cazes est un thriller financier haletant sur fond de crise bancaire mondiale aigüe. Un banquier ambitieux et cynique y voit l’occasion unique de faire main basse sur son rival ; une improbable équipe d’indignés tente de cristalliser l’opposition mondiale à la spéculation internationale.

 Philippe Lenoir est le président d’une grande banque française. Son objectif est de mettre la main sur une banque rivale. La crise des bons émis par les collectivités locales américaines devrait lui en fournir l’occasion. La banque qu’il préside a développé un produit financier sophistiqué qui saucissonne et dilue le risque de ces bons. La banque rivale, sa proie, l’a commercialisé auprès d’investisseurs chinois. Des faillites en chaîne aux Etats-Unis font crouler le château de cartes : la tension monte entre la Chine, dont le gouvernement s’estime spolié, et les pays occidentaux ; le cours des actions bancaires s’effondre et les banques les plus fragiles manquent de liquidité. Lenoir entend mettre son rival dans les cordes et l’obliger à se rendre à l’évidence : la capitulation est la seule issue raisonnable.

 Eric Pothier dirigeait l’une des filiales de la banque présidée par Lenoir. Il croit en l’économie réelle et se méfie des innovations financières spéculatives. Pour Lenoir, Eric est devenu une nuisance : ce sont les produits financiers sophistiqués qui représentent l’avenir de la banque, pas « l’épicerie » des comptes courants et des crédits aux entreprises. Eric est brutalement révoqué. Dans la foulée, il est victime d’un infarctus. Mais voici que son épouse relève le défi et entraîne avec elle une improbable équipe qui réunit la directrice d’une petite agence de communication, une employée de Chine Nouvelle prostituée de luxe à ses heures perdues ainsi que les anciens directeurs pays d’Eric. La crise financière est un fléau qui détruit des millions d’emplois et endommage la vie des gens dans le monde entier. La spéculation financière en est la cause. Il faut qu’au niveau international, les activités de « banque casino » soient séparées de la banque traditionnelle et qu’elles soient strictement encadrées.

 Une course de vitesse s’engage alors que la crise s’amplifie d’heure en heure. La petite équipe « d’indignés » tourne des films sur le thème du « carton rouge » qui sanctionne les tricheries des footballeurs, et devrait sanctionner celles des banquiers spéculatifs. Philippe Lenoir est d’un total cynisme, ajustant en permanence paroles et actions sur ce qui sert son projet stratégique. Lorsque la banque centrale européenne vient en aide à son rival, il ravale sa rage et affiche dans la presse sa grande satisfaction : l’important est de brouiller les messages et d’avancer ses pions dans l’ombre.

 Qui l’emportera ? Lenoir est tout proche du but. Tous les moyens sont bons, de l’intimidation à la corruption et au sabotage. Du côté de « Carton Rouge », les obstacles s’accumulent, mais « elles », les indignées, ne sont pas prêtes à rendre les armes.

 « 555 » est un nombre mythique chinois qui, aux oreilles des traders affolés, a une tonalité d’Apocalypse. Que sera le jeudi rouge qui s’annonce ? Le jour de la victoire d’un prédateur, ou celui de la prise de conscience des citoyens ?

 « 555 jeudi rouge » peut être téléchargé gratuitement sur http://www.555-jeudirouge.fr.

Démasquer la science économique

Le livre de Steve Keen, « la science économique démasquée, l’empereur nu des sciences sociales » (Debunking economics, the naked emperor of the social sciences, University of Western Sydney, Australie, 2001) constitue une critique féroce de la théorie néo-classique qui reste aujourd’hui dominante et fonde les politiques économiques ultralibérales.

 J’ai évoqué dans mon article « Paul A Samuelson et Marx » ma passion d’étudiant pour la théorie macro-économique. A l’époque déjà, la base de l’enseignement était que, pour comprendre l’économie, il fallait se représenter un marché parfait dans lequel des acteurs rationnels maximisent leur satisfaction et minimisent leur coût. J’étais déjà convaincu du caractère profondément erroné de cette théorie. Lorsqu’elle en vient par exemple à analyser le marché du travail, elle s’imagine que les travailleurs offrent une plus ou moins grande quantité de travail en fonction de la rémunération qu’ils perçoivent en échange de leur renonciation au loisir. C’est évidemment absurde. Mais la critique restait elle-même idéologique. L’intérêt du livre de Steve Keen est de démontrer l’absurdité en utilisant à la fois l’outil mathématique et l’expérience des entrepreneurs.

 Keen reproche aux néo-classiques d’être obsédés par l’équilibre. Ils ont besoin de croire que le marché se met spontanément dans une position d’équilibre optimum pour peu que l’Etat, les syndicats et les monopoles ne viennent pas imposer au système de funestes nuisances. Or, dit Keen, ceci n’est mathématiquement possible que si l’on pose de très strictes hypothèses. La première partie de l’ouvrage est consacrée à démontrer que chacune de ces hypothèses est absurde, contradictoire ou contredite par la mathématique. L’idée par exemple que l’influence de chacun des acteurs sur le système est négligeable apparait fausse lorsqu’un ordinateur simule les comportements de multiples acteurs cherchant à s’approcher de la situation optimale. Il en est de même de l’idée selon lesquels les acteurs du marché disposeraient de toute l’information leur permettant de prendre des décisions rationnelles. Comme l’avait démontré Keynes, la réalité des choses, c’est l’incertitude et, dans l’incertitude, un comportement de troupeau par lequel les opérateurs ne cherchent pas à anticiper ce que sera la situation dans l’avenir, mais la façon dont les autres opérateurs vont interpréter l’information disponible.

 Keen invite les économistes à utiliser les outils mathématiques d’aujourd’hui et non de simples systèmes d’équations. Leurs résultats ressembleraient alors à ceux des météorologues : il n’y a jamais d’équilibre, mais des perturbations qui font fluctuer la température et le degré d’humidité. Ainsi les quantités et les prix des marchandises produites fluctuent, avec des cycles fortement influencés par les anticipations, favorables ou adverses, des acteurs économiques.

 Comme Samuelson, Keen est fasciné par l’économie de Marx, la première à avoir introduit le temps comme un paramètre essentiel pour la compréhension de l’économie. Mais il démontre que la transformation de la valeur travail en prix est une chimère. Il n’existe pas encore de théorie générale capable d’expliquer totalement la réalité économique et de prévoir sa croissance et ses accidents. Mais Keen est confiant dans le fait que sur les traces de Keynes, Hayek, Sraffa la science économique pourra à l’avenir mériter la qualification de science ; il mentionne « l’éconophysique », qui applique à l’économie les concepts de la dynamique non linéaire, de la théorie du chaos et de la physique ; il évoque aussi la science économique évolutive, qui traite l’économie comme un système évoluant selon les lignes de la théorie de l’évolution de Darwin.

 Ce qui est certain, pour Keen, c’est que la prétendue science économique basée sur le principe de l’équilibre à l’optimum doit être considérée comme morte et enterrée. « Bien que non pertinente jusqu’à un certain point, la science économique n’est pas « pour l’essentiel inoffensive ». La fausse confiance qu’elle a engendrée dans la stabilité de l’économie de marché a encouragé les politiciens à démanteler quelques unes des institutions qui avaient initialement évolué pour tenter de limiter son instabilité. La « réforme économique » engagée dans la croyance qu’elle ferait mieux fonctionner la société a au contraire fait du capitalisme moderne un système plus pauvre socialement : plus inégal, plus fragile, plus instable. Et dans certains cas, comme la Russie, une foi naïve dans la théorie économique a conduit à des résultats qui, s’ils avaient été infligés par les armes au lieu de la politique, auraient conduit leurs instigateurs devant la Cour Internationale de Justice. »