HHhH

HHhH, roman de Laurent Binet (Grasset 2009) raconte l’attentat contre Reynard Heydrich à Prague le 27 mai 1942.

Himmlers Hirn heißt Heydrich, le cerveau d’Hitler s’appelle Heydrich, HHhH, tel était l’un des surnoms d’Heydrich, organisateur du service de renseignement de la SS, metteur en scène de la « solution finale » et, en 1942, « Protecteur » de la Bohême Moravie. Stéphane Binet ne cache pas sa fascination pour le personnage, un homme intelligent, travailleur, coureur de jupons, mélomane comme son père, habile à manier la carotte et le bâton, courageux au point de participer aux combats aériens sur le front russe et de circuler dans Prague sans escorte dans une voiture découverte, et surtout totalement dénué de sens moral. Profitant de la « nuit des longs couteaux », il fait emprisonner et abattre un ennemi personnel et ordonne qu’on laisse « ce cochon se vider de son sang » jusqu’à ce que mort s’en suive.

 L’autre objet de fascination pour l’auteur est Prague, ville où il a vécu et où il a aimé. Il s’assimile tant aux héros de l’attentat de Prague, Gabčík, Kubiš et Valčík que le roman quitte parfois le terrain du récit historique pour s’approcher d’une autobiographie imaginaire.

 L’attentat contre Heydrich, dans un virage de la route montant au château tourne au fiasco : la mitraillette de Gabčík s’enraille, la grenade de Kubiš explose derrière la voiture et ne fait que blesser le Protecteur.  L’arrivée de tramways complique encore la situation, mais permet aux trois auteurs de l’attentat de s’enfuir. L’opération d’Heydrich pour des blessures dans le dos est un succès, mais du crin de cheval utilisé pour le rembourrage des sièges de la voiture a été projeté dans la plaie et il meurt quelques jours plus tard de septicémie.

 Les auteurs de l’attentat se réfugient avec d’autres parachutistes dans la crypte d’une église. Ils apprennent le succès de leur mission, la mort de leur cible, mais aussi la férocité de la répression que les Nazis, furieux de voir mise en question leur invulnérabilité et de ne pas mettre la main sur les coupables, ont déclenchée : en une nuit, le village de Lidice, suspecté à tort d’être celui d’un des « terroristes » est rayé de la carte et ses habitants, femmes et enfants compris, sont assassinés ou déportés. Pendant des heures, une poignée de parachutistes tiennent tête à huit cents soldats avant de mourir sous les balles ou de se donner la mort.

 HHhH est un roman palpitant qui ne laisse pas au lecteur le temps de respirer. C’est aussi un coup au ventre : il nous rappelle la réalité de l’inimaginable violence nazie, que l’on connaît intellectuellement mais qui, par la littérature, prend aux tripes. Binet raconte le massacre des Juifs à Babi Yar, dans la périphérie de Kiev, en septembre 1941. « Dans un souci d’efficacité très allemand, les SS, avant de les abattre, faisaient d’abord descendre leurs victimes au fond de la fosse, où les attendait un « entasseur ». Le travail de l’entasseur ressemblait presque en tout point à celui des hôtesses qui vous placent au théâtre. Il menait chaque Juif sur un tas de corps, et lorsqu’il lui avait trouvé une place, le faisait étendre sur le ventre, vivant nu allongé sur des cadavres nus. Puis un tireur, marchant sur les morts, abattait les vivants d’une balle dans la nuque. Remarquable taylorisation de la mort de masse. Le 2 octobre 1941, l’Enisatzgruppe en charge de Babi Yar pouvait consigner dans son rapport : « Le Sonderkommando 4a, avec la collaboration de l’état-major du groupe et de deux commandos du régiment Sud de police, a exécuté 33.771 Juifs à Kiev, les 29 et 30 septembre 1941 ». »

 Le roman nous parle de personnages héroïques, prêts a sacrifier leur vie et leur jeunesse pour une cause qui les dépasse, et d’effroyables lâches, Chamberlain et Daladier trahissant leur allié tchécoslovaque à Munich pour une paix illusoire, Karel Čurda trahissant à Prague ses compagnons parachutistes pour quelques millions de marks.

 Notre démocratie est imparfaite, sans cesse menacée d’être rognée par le populisme et la politique spectacle. Mais c’est un bien précieux, chèrement acquis.

 Photo « transhumances » : le château de Prague vu du Pont Charles.

College of Arms

Grâce à Bernard Masson, le président de la section britannique de l’Ordre National du Mérite, nous avons l’occasion de visiter le College of Arms, l’institution chargée de contrôler l’usage et de produire des armoiries en Grande Bretagne, à l’exception de l’Ecosse.

Les « officiers aux armoiries » ou « hérauts » occupent un bâtiment de la fin du dix-septième siècle entre la Cathédrale St Paul de Londres et la Tamise. Seule une salle, celle où se jugent les litiges relatifs à l’usage des armoiries, est en libre accès. Nous avons le privilège de participer à une visite privée, et les archives nous sont ouvertes.

 Les hérauts, au nombre d’une dizaine, sont nommés par le Souverain. Ils ont la responsabilité de grands événements, comme les couronnements, les funérailles d’Etat et l’ouverture du Parlement. Ils instruisent les plaintes de personnes physiques ou morales pour l’usurpation de leur blason, et ils produisent des blasons pour des personnes qui veulent ainsi faire reconnaître leur appartenance à l’aristocratie, ou à une forme de noblesse acquise par la notoriété. Le blason de Catherine Middleton, l’épouse du Prince Williams, est reproduit ci-dessus. Nous avons aussi vu, par exemple, l’acte de création du blason de Paul McCartney.

 Les hérauts sont payés par l’Etat moins de 20 livres par mois. Leurs revenus proviennent en réalité de leur rôle de consultant en généalogie et en science héraldique.

 Le College of Arms conserve des manuscrits remontant au Moyen-âge, souvent annotés par leurs propriétaires soucieux d’actualiser leur « who’s who ». L’un de ces ouvrages anciens commence, très logiquement, par les armoiries de Jésus et celles des rois mages.

 Illustration : armoiries de Catherine Middleton, conçues pour illustrer une famille de trois enfants dans une région de collines où les chênes abondent. Site Internet : www.college-of-arms.gov.uk.

Oiseaux sans ailes

 

« Birds without wings », Oiseaux sans ailes, du romancier anglais Louis de Bernières (Vintage Books, 2004 – 2005), est une œuvre magnifique, épique et poétique. Le livre révèle une page d’histoire relativement ignorée, celle de la transition de l’Empire Ottoman à la Turquie moderne dans le premier quart du vingtième siècle.

 La grande histoire

Le roman de de Bernières est construit autour de deux axes parallèles. Le premier est l’axe de la grande histoire, suivant les traces de Mustapha Kemal, un militaire fasciné par l’occident et francophile. Au début du vingtième siècle, l’Empire Ottoman s’est réduit comme une peau de chagrin. Il a perdu la Maghreb, l’Egypte, les Balkans. Il ne contrôle plus que la Turquie et des territoires arabes du Levant. Il est pris en tenaille au sud par la Grèce, qui annexe la Crète en 1908 et la Macédoine en 1913, et au nord par la Russie, qui voudrait contrôler son accès à la Méditerranée. La Grèce et la Russie étant alliées de la France et de la Grande Bretagne, l’Empire Ottoman s’allie à l’Allemagne. La bataille des Dardanelles (1915 – 1916) est une des pages de la Grande Guerre. Il s’agit d’une bataille de tranchées semblable à celle du nord de la France, qui finit par tourner à l’avantage de l’armée ottomane commandée par Kemal. Le génocide arménien s’inscrit dans ce contexte : des bataillons arméniens de l’armée ottomane ayant fait défection et rejoint le camp russe, le déplacement forcé de la population arménienne derrière les lignes turques est décidé. Il provoquera une hécatombe.

 A la suite de la défaite de 1918, l’Empire Ottoman est occupé. La Grèce, dont les éléments les plus nationalistes pensent rétablir Byzance et la domination Grecque sur le sud de l’Anatolie, entre en guerre en 1920. Des atrocités sont commises dans les deux camps. La Turquie finit par gagner sa guerre d’indépendance : le traité de Lausanne de 1923 reconnait le pays dans ses frontières actuelles. Il prévoit aussi un échange de populations : les chrétiens de Turquie sont déportés en Grèce, les musulmans de Grèce en Turquie.

L’Empire Ottoman était multinational et multi-religieux.  Le régime était un Califat et l’Islam était religion officielle, mais les pratiquants d’autres religions s’étaient vus reconnaître en 1858 l’égalité des droits et des devoirs (dont celui, peu apprécié, du service militaire). La Turquie nouvelle deviendra, sous l’impulsion de Mustapha Kemal devenu dictateur, un état moderne, ethniquement homogène, mono-religieux mais laïc.

 Les oiseaux sans aile

 Les oiseaux sans aile sont les habitants d’Eskibahçe, un village au bord de la mer proche de Telmessos (aujourd’hui Fetiyhe), à quelques jours de marche de Smyrne (aujourd’hui Izmir). Deux communautés y vivent, les Turcs, qui se désignent eux-mêmes comme Ottomans, et les Grecs, qui en réalité ne parlent pas le Grec mais sont Orthodoxes. Ils sont organisés autour de l’Imam, un homme profondément religieux et tolérant, et du prêtre, porteur d’une vision plus étroite. Les épouses de l’Imam et du prêtre sont des amies intimes. Le village compte aussi une petite communauté arménienne. On s’en prend parfois à l’instituteur « grec » ou au pharmacien arménien, mais dans l’ensemble les groupes religieux coexistent pacifiquement. La grande histoire va déchirer le village : les hommes sont envoyés au front et y survivent des mois, dans des conditions d’une cruauté inimaginable, s’ils ne tombent pas sous les balles ennemies ou ne succombent pas aux attaques du typhus. La famine tenaille les femmes restées après le départ des hommes. Les Arméniens sont emmenés dans une marche de la mort, sous la garde de brutes qui les massacrent et pillent leurs possessions. Enfin, les chrétiens à leur tour ont quelques heures pour rassembler leurs affaires et se mettre en marche pour une tribulation dont le but final est une Grèce qu’ils ne connaissent pas et dont ils ne parlent pas la langue.

 Parmi ces « oiseaux sans ailes », des personnages se détachent. Ibrahim, le pasteur de chèvres, est un facétieux qui se plait à imiter les bêlements des chèvres, le bêlement de la chèvre qui pense à devenir chrétienne, le bêlement de la chèvre qui est trop stupide pour savoir combien elle est stupide, le bêlement de la chèvre qui n’a rien à dire… Ibrahim, musulman, est entiché depuis la tendre enfance de Philothei, une chrétienne dont la beauté fait tourner les têtes. Rustem Bey, le propriétaire terrien, tient à se vêtir à l’occidentale et est fier de parler français au lieutenant italien dont le peloton occupe le village. Il est aussi traditionnel, n’hésitant pas à tuer l’amant de sa femme et de livrer celle-ci à la foule qui va la lapider. Et c’est un homme de cœur qui exonère une femme chrétienne de la rumeur qui l’accuse d’avoir empoisonné sa famille et qui, lorsque sa femme sauvée de la lapidation par l’Imam, aura trouvé refuge dans le bordel du village, ira lui proposer de reprendre la vie commune. Leyla, l’amante de Rustem Bey, pousse à la perfection l’art de la séduction et travaille inlassablement à se rendre irrésistiblement belle.

  Nettoyage ethnique

 L’histoire d’Eskibahçe est celle d’un nettoyage ethnique planifié d’en haut au prix de souffrances insoutenables pour les populations. Il a probablement inspiré les desseins criminels de Milosevic, Karadzic et Mladic dans une Yougoslavie en proie, comme l’Empire Ottoman soixante dix ans auparavant, aux forces centrifuges. Mais le monde avait changé : Srebrenica est désormais passible de la Cour de Justice Internationale.

 Il y aurait, dans le roman de Louis de Bernières, de quoi alimenter des dizaines de films et de pièces de théâtre. C’est l’un des meilleurs livres que j’ai eu l’occasion de lire ces dernières années.

Le Cimetière de Prague

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Le Cimetière de Prague d’Umberto Eco (Il Cimitero di Praga, Romanzo Bompiani, 2010), nous fait assister à la genèse, dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle à Paris, de l’idée d’une « solution finale » à la « question juive ».

Des rabbins représentant les douze tribus d’Israël se rassemblent à la tombée de la nuit dans le cadre extravagant du cimetière juif de Prague. Ils mettent au point le plan par lequel ils entendent assujettir le monde entier en mettant la main sur la finance, l’éducation, les journaux et tous les lieux de pouvoir. Un témoin établit des procès verbaux de leurs délibérations, qu’il classifie et ordonne : des protocoles. Leur recueil est publié en 1905 en Russie sous le nom des « Protocoles des Sages de Sion ». En 1921, le London Times établira qu’il s’agit d’un faux, ce qui n’empêchera pas la publication de nouvelles éditions « authentiques » en de multiples langues. Hitler écrira dans Mein Kampf : « lorsque ce livre deviendra patrimoine commun de tout le peuple, on pourra considérer le péril juif comme éliminé ».

Comment cette invraisemblable fable a-t-il pu voir le jour ? Umberto Eco nous raconte l’histoire de l’Europe et de la France au dix-neuvième siècle, et en particulier la montée de l’anti-judaïsme et de l’anti-maçonnisme. Il nous prévient que les acteurs de cette histoire ont réellement existé et qu’ils ont effectivement fait et dit ce que le roman relate. La fiction se concentre sur un personnage, le Capitaine Simone Simonini, né à Turin d’une famille catholique et anti-sémite, éduqué par un précepteur jésuite. Agé de 77 ans en 1897, il rédige son journal et raconte son existence peu banale.

De son éducation jésuite, le Capitaine a gardé le goût des complots, le sens de la duplicité et de la manipulation, la primauté de la fin sur les moyens. De sa première expérience professionnelle auprès d’un notaire turinois véreux, il a conservé un talent inimitable pour produire de faux documents. Inhibé en présence des femmes, il aime la bonne chère et adore l’argent.

Ses talents de faussaire le font repérer par les services secrets du Roi du Piémont. A leur service, il infiltre les Carbonari, puis les Garibaldiens pendant la marche des « Mille » en Sicile. Devenu encombrant, il s’exile à Paris et collabore avec les services secrets de l’Empereur Napoléon III puis, après la défaite de 1870 et le massacre des Communards, ceux de la Troisième République. Il n’hésite pas à fomenter de faux attentats et à faire envoyer ses amis conjurés à la mort ou au bagne. C’est d’ailleurs une caractéristique de Simonini : il n’hésite pas à tuer ceux qui peuvent représenter un danger pour lui, quitte à déposer leur corps dans les égouts qui circulent sous son immeuble au Quartier Latin.

Pour Simonini, l’antisémitisme n’est pas seulement une haine ancienne, c’est une bonne affaire. Il gagnera beaucoup d’argent en fabriquant le faux bordereau qui accusera Alfred Dreyfus. Apres avoir enfourché le cheval de bataille de la dénonciation d’un complot mondial des Francs-maçons, il s’inspire de livres déjà publiés pour révéler au public un complot plus ambitieux encore, celui des Juifs. Le fonds de commerce potentiel est immense : les Catholiques s’en prennent au peuple déicide ; les socialistes à la finance juive. A Paris, la Libre Parole de Drumont en appelle déjà à une « solution finale ».

Simonini accumule les matériaux des Protocoles peu à peu, au long de dizaines d’années. Il avait d’abord imaginé le décor du cimetière de Prague pour un complot des Jésuites ; aux Francs Maçons, il impute les rites diaboliques ; à la presse catholique, il emprunte l’idée d’une conspiration mondiale pour imposer le pouvoir juif. En novembre 1898, il remet aux services secrets russes le document « authentique » qui deviendra l’une des plus grandes falsifications de l’histoire, avec de terribles conséquences.

On retrouve dans Le Cimetière de Prague le faisceau mêlé de faits historiques et de complots fantasmés qui avait fait le succès du Pendule de Foucault. Le drame du Cimetière de Prague, c’est que le complot nourri au dix-neuvième siècle par des esprits malades et des affairistes s’est transformé au vingtième siècle en Auschwitz et Treblinka.