Matteo Ricci, Li Madou

 

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La biographie de Matteo Ricci par Michela Fontana (Matteo Ricci, un jésuite à la cour des Ming, 2005, traduction française 2010, Editions Salvator) raconte la vie incroyable d’un homme qui avait le projet de convertir la Chine au Catholicisme.

La ville de Macerata, dans les Marches, est une jolie cité médiévale. Sur les murs de la Grand Place, des plaques commémorent le combat héroïque des patriotes italiens contre la tyrannie. Une plaque signale la maison natale de Matteo Ricci, né ici en 1552.

A l’âge de 19 ans, il rejoint le noviciat des pères Jésuites, une congrégation fondée une trentaine d’années plus tôt par Ignace de Loyola et plusieurs camarades, dont Francisco de Jassu y Azpilicuerta de Javier, François Xavier en français Ce dernier était décédé alors qu’il attendait l’autorisation d’entrer en Chine, l’année même de la naissance de Matteo.

Après une formation théologique et scientifique à Rome et avoir patienté à l’Université de Coimbra, Matteo s’embarque à Lisbonne avec d’autres missionnaires destinés à l’Asie. Il attendra encore quatre ans à Goa en Inde avant d’être affecté à Macao, base portugaise en Chine. Il a alors 31 ans. Il obtient l’autorisation de s’installer à Zhaoquing, il en est expulsé 6 ans plus tard. Il vit ensuite à Shaozhou, Nanchang puis Nankin, seconde capitale de l’Empire des Ming avant d’atteindre en 1601 son objectif : être invité à Pékin à la Cour de l’Empereur.

L’entreprise de Ricci commence petitement. Avec quelques compagnons, ils apprennent le chinois, se vêtent à la manière des moines bouddhistes et sont à la merci du bon vouloir des pouvoirs locaux. Mais le dessein est vaste : il s’agit de convertir la Chine en partant de ses élites jusqu’en bas. Ricci, devenu Li Madou (Li pour Ricci, Madou pour Matteo), n’a peur de rien : il ambitionne de convertir ni plus ni moins que l’Empereur Wanli, le Fils du Ciel !

Li Madou a du monde la vision de Ptolémée. La lune, les planètes, le soleil et les étoiles gravitent autour de la terre. La terre est ronde, et au-dessus d’elle se trouvent plusieurs niveaux de ciel dont, le tout dernier, celui où demeure Dieu. La géométrie, l’astronomie et la théologie sont intimement mêlés. Apporter la mathématique occidentale aux Chinois les conduira logiquement à adorer le Seigneur du Ciel ! Ayant acquis une parfaite maîtrise du mandarin, ayant abandonné l’habit des moines pour celui des lettrés, devenu Xitai, le sage de l’Extrême Occident, Li Madou dessinera des cartes géographiques, construira des horloges mécaniques, écrira des livres de sagesse et traduira les Eléments d’Euclide.

Il fut d’une intolérance totale à l’égard du Bouddhisme, mais accepta le Confucianisme comme une sagesse compatible avec le Christianisme, y compris dans ses rites. Il se heurta à d’innombrables difficultés. Certaines étaient d’ordre pratique : la classe dirigeante, qui avait les moyens d’entretenir des concubines, n’acceptait pas de bon gré la monogamie, condition préalable à la conversion. D’autres étaient philosophiques : la séparation de l’âme et du corps, principe de base du christianisme, n’était pas compatible avec une conception de la vie où l’homme et l’univers sont totalement imbriqués.

Li Madou ne réussit jamais à rencontrer l’Empereur en personne, mais son œuvre fut continuée par ses successeurs. En 1644, 34 ans après la mort de Ricci, le jésuite Adam Schall von Bell fut nommé directeur du bureau des observations astronomiques ; dans les années 1670, le jésuite Ferdinand Verbiest maintint un dialogue fécond avec l’empereur mandchou Kangxi, qui promulgua en 1692 un édit de tolérance reconnaissant le droit pour les Catholiques de prêcher leur foi. La tolérance fut malheureusement à sens unique. Le pape interdit les rites chinois en 1715 par la bulle Ex Illa Die. La politique d’acculturation prônée par Ricci et développée par ses successeurs se trouvait déjugée par Rome. Le Catholicisme fut banni de Chine en 1724 alors que les convertis se comptaient par centaines de milliers. La congrégation des jésuites fut dissoute par le Vatican en 1773.

Le livre de Michela Fontana se lit comme un roman. Mais c’est aussi une analyse documentée d’une rencontre en profondeur de deux cultures. L’auteur a vécu en Chine et est historienne des sciences. Elle montre la mission de Ricci non seulement comme Ricci la concevait, mais comme les Chinois, avec leur propre culture, la percevaient.

Rafael

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L’écrivain portugais Manuel Alegre s’est présenté à l’élection présidentielle portugaise le 23 janvier dernier au nom du Parti Socialiste et du bloc des gauches. Il a obtenu un score décevant, moins de 20%. Son livre Rafael, publié à Lisbonne en 2004 aux Editions Dom Quixote, raconte son itinéraire personnel de manière romancée. C’est aussi un témoignage sur l’histoire du Portugal avant la Révolution des Oeillets.

« L’exil est un pays sévère ». Cette phrase de Victor Hugo est placée en exergue de l’autobiographie de Manuel Alegre, écrite à la première et à la troisième personne, qui couvre la période 1961 – 1974.

En 1961, l’auteur a 25 ans. Il est étudiant à l’Université de Coimbra et est mobilisé pour l’Angola. Il participe à une mutinerie, fait six mois de forteresse à Luanda et, de retour au Portugal, doit s’exiler en 1964. Il vivra 11 ans entre Paris, Genève et Alger jusqu’à ce que la Révolution des Œillets lui permette de retourner au pays.

Le récit de Manuel Alegre peut se lire sous le registre historique, comme une chronique de la gauche portugaise et européenne dans les années soixante et soixante-dix : la rupture entre l’Union Soviétique et la Chine, Cuba, l’Algérie de Ben Bella et Boumediene, Mai 68, le Coup de Prague, les guerres coloniales portugaises, le Général Delgado, le Mouvement des Forces Armées et la Révolution des Œillets.

Il peut se lire sous le registre poétique. Les vers des poètes sont la voix des prisonniers et des exilés :

« Não posso viver comigo,

Não posso fugir de min »

(« Je ne peux vivre avec moi-même, je ne peux fuir de moi-même », Sá de Miranda).

« Empieza el llanto de la guitarra

Es inútil callarla

Es imposible callarla ».

(« Commence le pleur de la guitare, il est inutile de la taire, il est impossible de la taire », Federico Garcia Lorca)

Pour Rafael, dont la vie a été envahie par l’Histoire, une expression caractérise Mai 68 : « la poésie est dans la rue ».

Le livre d’Alegre contient des pages magnifiques sur l’exil.  « En cette fin d’après-midi, ceux qui passent près de toi vont quelque part, il n’y a que toi qui n’aie pas de place, ni de nom, ni de papier, tu ne sais pas exactement où tu es, où dormir, on a envie de mourir quand on est si seul et désemparé dans une grande ville à l’heure où les gens rentrent chez eux. Je est un Autre, cet autre est toi, l’étranger, moi-même qui n’a déjà plus de moi, tu as perdu ta patrie, tu as perdu ton nom, tu es en train de te perdre à l’intérieur de toi-même ». Arrivant à Paris, Rafael laisse sa valise dans un hôtel rue Cujas et n’ira jamais la récupérer. Cette valise est une métaphore de son âme, de cette part cachée de soi-même pour toujours perdue à l’étranger.

A El Biar, Manuel Maria, patriarche de cette tribu à demi perdue dans le désert, reçoit les émigrés pour fêter Noël. Sa femme Clotilde réussit à cuisiner un Bacalao. Même ceux des colonies viennent tremper le pain dans l’huile. Au-delà du sourire, il y a d’autres tables dans d’autres maisons avec des chaises vides. D’une certaine manière, ils sont tous assis où ils ne sont pas, présents – absents. Et comme chaque année Rafael formule ce vœu : l’an prochain au Portugal !

Manuel Alegre évoque ses relations amoureuses. Fatima vient à Paris pour perdre sa virginité dans un vertigineux week-end, puis disparaît. Julia n’accepte pas de se reconnaître femme de quelqu’un et déclare son amour par la médiation d’une langue étrangère : « ti voglio bene ». Elle entre dans la vie de Rafael et en sort, d’objet de passion elle devient seulement référence. Rafael rencontre Clara, envoyée par Julia. Le jour même de leur première rencontre, elle décide de le suivre dans son exil à Alger.

L’auteur nous fait rencontrer des personnages hors du commun. Jorge Fontes, « accusé de toutes les déviations, mais fidèle à ses convictions, résistant non seulement au fascisme, peut-être le plus facile, mais aussi aux calomnies ». Manuel Maria, donnant une leçon de flegme au policier qui l’escorte dans un avion dont un moteur est en panne. Fernão Mendes Pinto, expulsé du PC mais convaincu que nul ne peut l’expulser de ses idées communistes. Henrique Taraves de Romariz, aristocrate qui fait la révolution au Portugal après avoir participé à la Guerre Civile espagnole du côté des Républicains, pour des raisons esthétiques : parce que le fascisme est laid.

Enfin, le Camarade, un homme élégant et réservé. Tout en lui est maîtrise de soi. Il étudie discrètement ses interlocuteurs, et cherche à lire dans les autres sans jamais se révéler. Même dans les moments les plus décontractés, il ne baisse jamais la garde. Il ne permet jamais que l’émotion se superpose à l’autodiscipline par laquelle il a modelé la statue de soi-même. Le Camarade finit par approuver l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes soviétiques.

Photo « transhumances », Lisbonne.

Un village dans l’histoire d’Angleterre

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La chaîne culturelle britannique de télévision BBC4 vient de présenter la sixième et dernière émission d’une série consacrée à l’histoire d’un village des Midlands près de Leicester. 

La première de ces émissions était consacrée aux traces de l’histoire ancienne de Kibworth, près de Leicester, qui témoignent du passage et de l’assimilation des envahisseurs successifs, romains, anglo-saxons, vikings, normands. La dernière couvre la période qui s’étend du début du règne de la Reine Victoria (1830) jusqu’à aujourd’hui et est marquée par l’arrivée du chemin de fer, deux guerres, le suffrage universel et la diversité ethnique.

Ce documentaire répond au lois du genre en Angleterre : une personnalité charismatique, Michael Wood, nous prend par la main et nous fait partager ses curiosités et ses émerveillements. Mais ici, notre guide prend soin de s’effacer derrière la population du village. Il est en effet convaincu, comme autrefois Michel Clévenot avec ses Hommes de la Fraternité, que l’histoire se fait par le peuple, du bas en haut, autant sinon plus qu’elle est imposée du haut en bas par les rois et les armées.

Le projet Kibworth a mobilisé pendant une année entière toute la population de ce village de quelque six mille habitants. Dans la première émission, on voyait des habitants forer des trous dans leur jardin et y exhumer des vestiges qu’interprétaient des archéologues, et d’autres se prêter à des tests ADN prouvant que leurs ancêtres étaient vikings. Dans la dernière, ils reconstituent en costumes une école primaire victorienne et un concert à un penny ; une classe se rend sur les sites des batailles de la Somme et retrouve, sur les tombes du cimetière militaire, des noms de jeunes du village tombés pendant la Grande Guerre ; des retraités se rendent aux archives régionales et mettent au jour des documents qui éclairent la manière de vivre de leurs ancêtres il y a un siècle.

Photo BBC4 : Michael Wood. Pour voir l’émission : http://www.bbc.co.uk/iplayer/episode/b00vjmms/Michael_Woods_Story_of_England_Victoria_to_the_Present_Day/

Victor Hugo pendant l’exil

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« Transhumances » a rendu compte il y a un an du tome 1 de la biographie de Victor Hugo par Jean-Marc Hovasse. Le tome 2 (Fayard, 2008) couvre une partie de la période d’exil, entre 1851 et 1864.

A la fin du tome 1, nous avions laissé Victor Hugo s’enfuyant en train de la France vers la Belgique déguisé en ouvrier. Il s’était opposé au coup de force de Louis Napoléon Bonaparte. D’innombrables républicains avaient été tués ou envoyés au bagne. A Bruxelles, il retrouve la communauté des proscrits, mais ce premier lieu d’exil n’est pas sûr. Il s’installe à Jersey de 1852 à 1855 puis dans l’île plus accueillante de Guernesey. En 1860, il refuse l’amnistie des proscrits.

Dans l’intervalle, sa production intellectuelle est incroyablement dense, de Napoléon Le Petit à William Shakespeare en passant par les Contemplations, la Légende des Siècles, les Misérables et un grand nombre d’articles, de manifestes (en particulier contre la peine de mort), de discours. Sa correspondance est considérable.

En exil, Victor Hugo reconstitue sa cellule familiale : sa femme Adèle ; son fils Charles, passionné par des innovations telles que le spiritisme et la photographie, aspirant écrivain au maigre talent ; son autre fils François Victor, qui mène à bien une monumentale traduction de Shakespeare ; sa fille Adèle, solitaire, renfermée, musicienne, psychologiquement déséquilibrée ; Auguste Vacquerie, le beau-frère de la fille disparue, Léopoldine ; et, dans le même pâté de maisons, la maîtresse, Juliette Drouet, celle qui avait sauvé sa vie dans les heures dramatiques de décembre 1851. Autour de la famille, partageant l’exil, à Bruxelles ou à Paris, des camarades, des amis ou des éditeurs. Tous sont puissamment attirés par le magnétisme du maître de maison ; tous, sauf Juliette, ont besoin d’air et aspirent à s’éloigner, de son bon gré ou malgré lui.

Il déploie une énergie phénoménale, que ce soit dans la rédaction de ses poèmes et de son roman, dans la relecture des épreuves, dans la négociation de ses contrats d’édition, dans l’action militante, dans la peinture, dans ses voyages au Benelux et en Rhénanie, dans la décoration pièce par pièce d’Hauteville House, la maison qu’il a achetée à Guernesey, comme dans la séduction des jeunes domestiques de la famille.

A Jersey, la famille Hugo pratique assidument les tables tournantes : des esprits s’invitent parmi eux et font connaître leurs pensées en frappant. Peu à peu, Victor Hugo crée sa propre philosophie et sa propre religion, fondées sur l’idée que les objets, les plantes, les animaux et les humains sont habités d’un esprit immortel. Certains esprits ont un degré de conscience plus élevé et dialoguent entre eux au-delà des siècles : Victor Hugo se sait l’égal d’Eschyle, Isaïe, Dante, Michel-Ange et naturellement Shakespeare, ce qui ne manque pas de provoquer la raillerie de ses ennemis.

« Il faut détruire toutes les religions afin de reconstruire Dieu. J’entends : le reconstruire dans l’homme. Dieu, c’est la vérité, c’es la justice, c’est la bonté. C’est le droit et c’est l’amour ; c’est pour lui que je souffre, c’est pour lui que vous luttez » (lettre à Auguste Nefftzer). « J’ai la foi que c’est dans l’infini qu’est le grand rendez-vous. Je vous y retrouverai sublimes et vous m’y reverrez meilleur (…) La vie n’est qu’une occasion de rencontre ; c’est après la vie qu’est la jonction » (Préface de mes œuvres et post-scriptum de ma vie).

Le livre de Jean-Marc Hovasse est une œuvre scientifique : plus de 350 pages de notes critiques sur les presque 1400 pages du livre. Pourtant, il se lit comme un roman. Le lecteur devra patienter pour le tome 3, annoncé pour le bicentenaire de Waterloo en 2015 !

Couverture de la biographie de Victor Hugo par Jean-Marc Hovasse.