Les commissions d’apporteur d’affaires du juge Ciavarella

Dans The Guardian du 1er mai, Zoe Williams rappelle une affaire jugée en août 2011 en Pennsylvanie. Le juge Mark Ciavarella Jr fut condamné à 28 ans de prison pour avoir conspiré avec un gestionnaire de prisons privées pour condamner des mineurs à la peine maximum.

 Mark Ciavarella Jr envoyait systématiquement en prison des jeunes qui comparaissaient devant lui en échange de sommes reçues de Robert Mericle, promoteur de centres de détention pour mineurs. Le site Internet allgov.com indique que les commissions perçues par Ciavarella et un autre juge, Michael T. Conahan, se montaient à 2,8 millions de dollars. L’accusation parla d’un schéma « enfants contre argent » (cash for kids scheme). Outre sa peine de prison, le juge fut condamné à rembourser 1,2 millions de dollars. Tous les cas qu’il avait jugés entre 2003 et 2008 furent revus par la Cour Suprême de Pennsylvanie, et 5.000 jeunes hommes et femmes furent  innocentés après qu’il fut constaté que leurs droits constitutionnels n’avaient pas été respectés. Continuer la lecture de « Les commissions d’apporteur d’affaires du juge Ciavarella »

Revenir en prison

France 2 vient de diffuser le troisième volet du documentaire de François Chilowicz intitulé « Hors la Loi », dont « transhumances » a déjà rendu compte. Cet épisode avait pour titre « revenir en prison », après « entrer en prison » et « rester en prison ».

 Le titre de cette troisième partie, « revenir en prison », en indique d’emblée la tonalité. Il met le doigt sur la difficulté du système judiciaire et carcéral à atteindre son principal objectif : aider ses « sujets » à prendre la mesure de leur déviance et leur donner les moyens de reconstruire leur vie.

 Du côté des « sujets » de la justice, il y a la propension au déni. Accusé de cambriolage, multirécidiviste, D se proclame innocent et se pose en victime de l’injustice de la Justice. Il refuse les travaux d’intérêt général, car il estime injuste de travailler sans rémunération. Arrêté pour avoir conduit sans permis, sans assurance et en état d’ivresse, P bénéficie d’une libération conditionnelle sous condition de suivre un traitement pour son addiction. Mais il considère que le traitement ne se justifie pas : il ne boit pas… sauf quand il boit. S, âgé de 45 ans et père de 3 enfants, est accusé d’agression sexuelle contre une personne vulnérable dans le centre où il était éducateur sportif. Il nie en bloc et raconte un scénario invraisemblable de ce qui s’est passé. L’avocate de la partie civile explique à la Cour que cette dénégation elle-même fait courir un risque de récidive à la société et requiert 3 ans de prison ferme. Le tribunal ira au-delà et prononcera une peine de 4 ans, dont S fera appel.

 Du côté de l’administration de la justice, le risque est celui du jargon. Un juge d’application des peines ou un conseiller de probation dira volontiers qu’il faut « mettre en place un projet de réinsertion ». Pour le détenu, cette phrase toute simple peut sonner creux. Qu’est-ce qu’un projet, lorsqu’on vit au jour le jour, parfois sous la dépendance de l’alcool ou d’une drogue ? Quelles réelles opportunités existent-elles d’apprendre un métier, de trouver un logement, de recréer des liens stables et affectueux hors du milieu de la délinquance ? L’expression « mettre en place » elle-même, bien qu’utilisant des mots simples, semble jargonneuse : qui parle comme cela dans la vie, hormis les travailleurs sociaux ?

 Le documentaire de François Chilowicz est solidement construit. Il ne se départ jamais de son parti pris de départ, vivre les événements du point de vue de celui qui est arrêté, gardé à vue, incarcéré et jugé. Le montage est séquentiel, suivant pas à pas le parcours policier et judiciaire de six personnes interpellées pour divers crimes ou délits. Le cadrage est rigoureux, alternant l’impersonnalité des commissariats, de la prison et du palais de justice et les visages des hommes et femmes auxiliaires de la justice. La musique elle-même exprime bien le caractère anxiogène des procédures et l’extension du temps qui n’en finit pas de passer.

 Au fond, « Hors la Loi » est un film profondément humain. Il met en lumière l’intensité des efforts consentis par tous les acteurs du système de la justice pour comprendre les individus et leur donner une chance. Il est aussi humain en ce qu’il montre le profond enracinement du mal dans des personnalités si intimement déformées qu’elles ne peuvent reconnaître la faute ni s’amender.

Hors la loi

France 2 a commencé le 12 février la diffusion d’une série de trois remarquables documentaires de François Cholowicz sur le système judiciaire et l’emprisonnement.

 La réalisation de ces documentaires a nécessité la collaboration active des policiers, procureurs, magistrats, avocats, responsables de l’administration pénitentiaire, travailleurs sociaux impliqués dans l’arrestation, la garde à vue, le mandat de dépôt, la détention et le jugement de six justiciables impliqués dans différents délits (cambriolage, vol à la roulotte, agression sexuelle…). Un millier d’interviews ont été effectuées. Le projet s’est étagé sur 4 ans, à la fois en raison de l’étendue du matériel accumulé et pour pouvoir suivre le parcours des justiciables.

 Le réalisateur suit à la trace six hommes qui ont maille à partir avec la justice. Ils sont de profils différents, du SDF à l’éducateur sportif, et de l’immigré en situation irrégulière parlant à peine le français à un multirécidiviste beau parleur. Certains admettent les faits qui leur sont reprochés. D’autres les nient farouchement. Policiers et magistrats sont parfois en proie au doute et tentent de se forger une opinion ; parfois, ils sont convaincus de la culpabilité des personnes arrêtées mais peinent à la prouver.

 François Cholowicz ne prend pas parti. Il suit les policiers dans leurs interventions de nuit. Lorsqu’un suspect est appréhendé, c’est lui que la caméra suit à chaque moment de son parcours judiciaire et jusque dans la prison. C’est du point de vue du justiciable que nous nous trouvons. Nous avons en face de nous le policier qui nous interroge pendant les interminables heures de notre garde à vue, la juge d’instruction qui décide de nous envoyer en  détention provisoire, le gardien de prison qui effectue pour nous les formalités d’écrou, le directeur qui nous reçoit dans le cadre de la procédure d’accueil dans le quartier des arrivants de la maison d’arrêt.

 C’est la répétition du même scénario dans les mêmes lieux, commissariat central, palais de justice et maison d’arrêt de Toulouse, mais impliquant des justiciables de profils très différents, qui révèle peu à peu comment fonctionnent les rouages de la justice. Le film montre les hommes et des femmes qui font fonctionner cette machine. On est frappé par le professionnalisme des policiers, des agents de l’administration pénitentiaire, des juges et des avocats, des travailleurs sociaux, et aussi par leur profonde humanité. « Mais Monsieur, qu’est-ce qu’on va faire de vous ? » demande une juge, dénotant par cette question une réelle anxiété.

 Les locaux où a été tourné le documentaire sont modernes et fonctionnels ; on sait que ce n’est pas le cas de la plupart des prisons et de nombreux lieux de police et de justice. Il est probable que les personnels filmés ont donné, devant la caméra, le meilleur d’eux-mêmes. Il reste que le film est instructif et captivant.

 Le premier épisode, « entrer en prison », peut être visionné sur http://www.france2.fr/emissions/infrarouge/diffusions/12-02-2013_29023.  Les autres épisodes auront pour titre « rester en prison » et « revenir en prison ».

Après 18 ans, Justice

En Grande Bretagne, deux hommes viennent d’être condamnés pour le meurtre raciste d’un jeune homme de 18 ans, 18 ans après les faits. L’événement suscite une émotion considérable dans le pays.

 Le 22 avril 1993, Stephen Lawrence, dix-huit ans, était poignardé par un gang de jeunes racistes à Eltham, dans le sud-ouest de Londres. Bien vite, cinq suspects furent identifiés mais la police mit des semaines avant d’enquêter sérieusement, leur laissant tout le temps d’effacer les traces.

 Les parents de Stephen, et en particulier sa mère Doreen, menèrent un combat incessant pour obtenir justice. Un premier procès en 1996 conduisit à l’acquittement de trois accusés faute de preuve. En 1997, le Daily Mail fit sensation en publiant en première page la photo des suspects avec la manchette « Assassins : le Mail les accuse de meurtre ; si nous avons tort, qu’ils nous poursuivent en justice ».

 En 1998, une enquête menée par Lord Macpherson conclut que l’enquête avait été « entachée d’incompétence professionnelle, de racisme institutionnel et de manque de leadership par les officiers supérieurs ». Le rapport proposa au gouvernement soixante dix réformes pour s’attaquer au racisme dans les institutions, en particulier dans la police.

 En 2005, le Parlement ouvrit la voie à un second procès en supprimant du droit pénal une clause qui empêchait de rejuger un prévenu pour un crime qui avait déjà fait l’objet d’un procès. Une nouvelle enquête fut ouverte en 2007, avec d’énormes moyens financiers et techniques, notamment l’usage d’une nouvelle technologie permettant d’analyser des traces d’ADN microscopiques. Le 22 avril 2008, alors qu’un service religieux marquait le quinzième anniversaire de l’assassinat de Stephen en présence de Gordon Brown et David Cameron, l’enquête marqua un pas décisif : des traces de sang avaient été découvertes au microscope sur le col de la veste d’un des suspects. Le code ADN correspondait à celui de Stephen. C’est cette découverte qui conduisit à l’inculpation de Gary Dolson et David Norris et à leur condamnation à 15 et 14 ans de prison.

 Trois des suspects restent en liberté, sans qu’aucun indice n’ait pu les confondre pour le moment ; les enquêteurs ont promis de poursuivre leurs efforts. Et surtout, le combat contre le racisme est loin d’être achevé : The Guardian indique que selon des sources officielles, un noir avait en 1999 – 2000 quatre fois plus de chances qu’un blanc d’être interpellé par la police ; une décennie plus tard, il a sept fois plus de chances ».

 Il reste que la lutte obstinée des Lawrence a éveillé les consciences en Grande Bretagne, rendu l’expression publique du racisme inconfortable et obligé les institutions à se doter de procédures et de structures pour traquer le racisme en leur sein. « Après 18 ans, Justice », titre The Guardian, qui le 4 janvier consacrait toute sa première page et huit pages au total à ce verdict historique.

 Photo « The Guardian » : la famille Lawrence parle aux journalistes à la porte de la Cour Royale de Justice.