Reconstruire la confiance

100225_baby_p.1267137313.jpg

 Les services sociaux de Haringey, dans la banlieue nord de Londres, ont connu une crise dramatique après la mort d’un bébé de dix-sept mois à la suite de mauvais traitements répétés. Eleanor Brazil, nommée directrice par intérim, explique dans The Guardian comment elle a entrepris de reconstruire la confiance.

En août 2007, Baby P, 17 mois, mourait des sévices infligés par l’amant de sa mère, à la suite d’une longue série de mauvais traitements. Les services sociaux de Haringey, qui étaient censés protéger l’enfant, ont été accusés par les médias de complicité passive dans son assassinat.

Le quotidien The Guardian relate dans son édition du 24 février le travail d’Eleanor Brazil, nommée directrice par intérim du service des enfants et des familles de Haringey en janvier 2009, pour reconstruire la confiance. L’article se trouve à l’adresse suivante : http://www.guardian.co.uk/society/2010/feb/24/haringey-rebuilds-childrens-services-baby-p.

Eleanor évoque la colère, la peur et la démoralisation des personnels qui essayaient vaille que vaille, malgré les attaques de la presse, de continuer leur travail auprès des enfants vulnérables.

Pendant six semaines, les responsables des services sociaux, des services de santé, de la police et des écoles se mirent ensemble à élaborer un plan d’action. La priorité était d’avoir un système de signalement et d’évaluation efficace. Les écoles et les services de santé se plaignaient de la piètre qualité des évaluations. De leur côté, les travailleurs sociaux opéraient dans une atmosphère frénétique, lourde et désorganisée. Ils se plaignaient de longues heures, d’une surcharge de travail et d’un manque de supervision. Une expérience pilote fut réalisée, qui conduisit à la création d’un service « Première Réponse » chargée de la réception et de l’analyse des signalements.

Le plan avait différents volets, le recrutement de responsables qualifiés, le renforcement des équipes avec l’embauche de 17 travailleurs sociaux venus des Etats-Unis, la définition de chemins de carrière pour le personnel. On eut recours à des consultants chargés d’aider à la supervision de cas complexes, de développer un outil d’audit global et de revoir la gamme des soutiens que l’on pouvait apporter aux familles. Un soin particulier fut apporté à la communication avec les travailleurs sociaux, dans un premier temps pour recevoir leurs doléances. Un comité multidisciplinaire fut créé pour examiner tous les quinze jours les cas les plus difficiles.

« J’aime faire des puzzles, dit Eleanor, et il me semble que transformer un service est un peu comme faire un puzzle complexe. Vous devez concentrer votre énergie sur les différentes parts du problème, en donnant une attention soutenue aux parts essentielles du puzzle à différents moments. Si vous n’avez pas accès au tableau final, il vous est difficile de comprendre comment tout s’emmanche. Il en fut de même du programme de transformation : au début, ceux qui ne comprenaient pas le tableau global étaient sceptiques sur la manière dont tous les différents éléments allaient s’arranger ensemble. »

Du fait de l’attention médiatique, le processus de changement mené par Eleanor Brazil a bénéficié de budgets dont n’oseraient rêver d’autres services sociaux, en Grande Bretagne et ailleurs. Il reste que cet exercice de changement en profondeur selon plusieurs dimensions est un intéressant exemple de management.

(Photo The Guardian, Baby P)

Mon papa célibataire et moi

100221_peter_grimsdale__father.1266781046.jpg

Dans le supplément Famille du quotidien britannique The Guardian, l’homme de télévision et romancier Peter Grimsdale écrit un bel et émouvant hommage à son père intitulé « mon papa célibataire et moi » (2 février 2010, http://www.guardian.co.uk/lifeandstyle/2010/feb/20/peter-grimsdale-single-father). En voici quelques extraits.

Mon père raccrocha le téléphone, descendit à la cuisine, me prit dans ses bras et dit « c’est l’hôpital. Maman est morte ». Et il se mit à pleurer. C’était plus alarmant que la nouvelle elle-même qui, bien que je n’eusse que neuf ans, ne me prit pas par surprise. Elle avait été malade et hors de la maison pendant longtemps.

Il reprit vite sa contenance. Il y avait mes sœurs de seize ans à prendre aussi en compte et il se mit à faire toutes ces choses qu’il faut faire quand quelqu’un meurt. Il fit ce qu’il avait toujours fait – faire des listes. Je continuai à monter un meccano avec lequel j’étais en train de jouer – une petite voiture à trois roues, que j’avais finie lorsque le curé arriva.

Il avait 51 ans et moi 9, presque la même différence d’âge qu’il y a entre moi et mon fils Lawrence. Ce n’est que maintenant, marié avec trois enfants à moi, que je comprends l’énormité de ce à quoi il fut confronté dans cet été 1964.

Ma mère avait été formée comme professeur d’arts ménagers. Elle avait fait toute la cuisine et cousu la plupart de nos vêtements et tous les rideaux. La machine à coudre était toujours sortie. Mon père était habituellement dans le garage à faire des meubles. Ils s’étaient mariés avant la guerre mais n’avaient monté leur ménage qu’en 1947, en plein creux du rationnement. Dans notre maison de Sheffield, la table de cuisine en formica, une table à manger, des chaises, un bureau, une lampe standard, la maison de poupées de mes sœurs et les landaus des poupées, mon garage de Dinky Toys et le chemin fer miniature qui se dépliait d’une bibliothèque – complétée par un tourne-disques, tout avait été fabriqué par lui (…)

Le jour où maman mourut, il nous dit « quoi que vous ressentiez, c’est bien ». « C’était si libérateur, se souvient ma sœur Jessica.  Recevoir cette permission – il n’y avait pas de jugement ». Moi aussi j’étais soulagé, car je me sentais légèrement coupable car il y avait une légère  touche d’excitation pour ce qui allait se passer ensuite.

Papa décida d’apprendre à cuisiner (…) Dix huit mois après la mort de maman, il faisait du bœuf bourguignon, son propre pâté et son propre pain. Il fit un gâteau de Noël et s’essaya même à des croissants, qu’il nous servit sur une table de camping dans le jardin – à la vue des voisins – remplissant mes sœurs d’un intense embarras. « C’est exactement la même chose que développer des photos, expliquait-il alors que ses exploits culinaires se répandaient. « temps, température et quantité ». (…)

Il n’y avait pas de discussion sur le passé. Non pas que ce fût interdit ; nous ne parlions simplement jamais de maman. C’est difficile à imaginer maintenant, mais pour la génération de papa, qui avait eu l’expérience des privations pendant la Dépression puis la guerre, s’en sortir c’était simplement continuer à se débrouiller avec les choses.

(Photo The Guardian, Peter Grimsdale aux côtés de son père)

Objectif SMART : sourire

 100217_invictus3.1266428740.jpg

L’une des tâches ardues du management est de fixer des objectifs SMART : spécifiques, mesurables, atteignables, réalistes et avec un temps assigné pour sa réalisation. Le film Invictus de Clint Eastwood nous en donne une jolie illustration.

Le tout nouveau président Nelson Mandela prend possession de ses fonctions et de son bureau. Le chef du service d’ordre, noir, qu’il a nommé, réclame des renforts pour assurer la sécurité d’un président qu’une partie de la population n’accepte pas. Dans le cadre de sa politique de réconciliation et de construction d’une nation multiraciale, Mandela lui envoie plusieurs anciens gardes du corps de De Klerk, blancs naturellement.

La coexistence entre les ennemis d’hier au sein de la nouvelle équipe est difficile. Les blancs ont du mal à accepter un chef noir ; les noirs ne croient pas en la loyauté de leurs nouveaux collègues. Pourtant, le tableau de service se met en place. Un objectif est fixé aux gardes du corps : sourire. Si face à une foule hostile ils affichent un visage crispé, l’objectif leur est fermement rappelé  par le circuit radio interne.

Ceci pourrait être un bon exemple de management. Pour les gardes du corps, sourire est un objectif SMART. Il est Spécifique : il n’entre pas dans la description de fonction du garde du corps, c’est un effort particulier qui est demandé. Il est Mesurable : le chef pourrait mesurer le nombre et la durée des sourires ! Il est Atteignable, même si le réaliser demande certainement de gros efforts aux « gorilles ». Il est Réaliste, car l’effort n’est tout de même pas surhumain. Enfin, il y a un Temps assigné pour sa réalisation : tout de suite !

(Photo du film Invictus)

Cap Trafalgar

100212_libro_cabo_trafalgar.1265962889.jpg

 La bataille de Trafalgar, le 21 octobre 1805, a marqué la mort et le triomphe de l’amiral Horatio Nelson, dont j’ai évoqué la biographie dans un précédent article de Transhumances. Pour marquer le deux centième anniversaire de la bataille, Arturo Pérez Reverte écrivit un livre magnifique, Cabo Trafalgar, à la fois solidement documenté et romancé (Cabo Trafalgar, Arturo Pérez-Reverte, Alfaguarra 2004).

Napoléon, qui veut envahir l’Angleterre, a ordonné à l’Amiral de la flotte Villeneuve de mettre le cap sur la Manche. Mais celui-ci, apeuré par une première confrontation avec l’Amiral Nelson au large du cap Finisterre, court se réfugier à Cadiz. Menacé de Conseil de Guerre, il finit par prendre la mer après avoir recruté de force des centaines d’hommes, souvent agriculteurs ou marins pêcheurs, pères de famille, qui n’ont aucune expérience des navires ni de la guerre.

La flotte est franco-espagnole. Le pouvoir en Espagne est entre les mains de Godoy, intriguant et amant de la Reine. La hiérarchie de la flotte est en bonne partie composée d’aristocrates pistonnés. Marins et sous-officiers touchent leur solde avec des mois de retard.

Villeneuve applique une stratégie énoncée plus de 100 ans auparavant. Les deux camps forment une ligne parallèle qui se canardent et passent à l’abordage. A la vue de l’escadre anglaise, il donne l’ordre de virer à 180º et de remettre le cap sur Cadiz. En raison de leur poids et du faible vent, les navires manœuvrent mal et des trous se forment dans la ligne. De plus, l’ordre de Villeneuve ne peut que s’interpréter que comme une préparation à la retraite, ce qui ne contribue pas au moral de l’encadrement.

Les navires de Nelson avancent sur deux lignes perpendiculaires à la ligne franco-espagnole. Leur stratégie consiste à couper la ligne là où elle est trouée et à neutraliser successivement chaque navire ennemi en profitant à chaque fois de la supériorité numérique. Comme ce sera le cas plus tard avec la Ligne Maginot, la stratégie de l’ennemi n’était pas décrite dans les manuels ! La bataille peut commencer. Les hommes déploient des filets au-dessus du pont pour recevoir les objets qui vont tomber en rafale depuis les mats, on jette du sable pour ne pas glisser sur le sang des hommes qui vont tomber au combat.

A l’ineptie des chefs, dont certains désertent purement et simplement, répond le comportement finalement héroïque des soldats, dans de nombreux cas encore adolescents, souvent amenés à cette boucherie contre leur gré. Dans le feu de l’action, le mélange de peur viscérale et de soif de vengeance pour les camarades assassinés galvanise les hommes. Ce n’est pas la raison qui parle en eux, seulement l’instinct de la dignité.

Le livre de Pérez Reverte est un récit palpitant, un témoignage historique documenté jusque dans les moindres détails, une histoire d’hommes embarqués pour l’enfer. Le langage mis dans la bouche des espagnols parlant des « gabachos » (expression qui désigne les Français comme « yankee » les Américains) est divertissant : « yenesepá », « orrevuar », « cuá ? », « mon petichú »… De la même manière, le parler des andalous est restitué de manière phonétique, ce qui est drôle mais aussi un peu dérangeant pour un lecteur étranger.

Le désastre de Trafalgar était prévisible. Il dérivait directement d’une structure politique fondée sur l’intimidation et l’arrogance en France, sur la corruption et l’esprit de classe en Espagne.