Petites lumières rouges

   

Il arrive que dans la vie professionnelle s’allument dans notre cerveau de petites lumières rouges. Leur prêter attention est difficile, mais indispensable.

Un comité examine un dossier de crédit. Il y a plusieurs centaines de milliers d’euros à gagner, l’offre des concurrents est agressive, le courtier est enthousiaste. L’entreprise à garantir est ancienne, connue pour son professionnalisme. Elle exporte dans des dizaines de pays. Malgré la crise, elle a su réduire la casse et revient doucement à la croissance. Il y a pourtant quelques détails qui gênent dans le dossier, une dépendance croissante des banques, trois directeurs financiers depuis un an…

Tout pousse à négliger les petites lumières rouges. On a peur du ridicule, de poser de mauvaises questions, de passer pour un Cassandre. On craint de gâcher la fête. On est impressionné par la solidité des arguments des avocats du dossier. On se dit que, même mauvaise, la décision en faveur du crédit sera prise collectivement et que les responsabilités individuelles seront diluées. On n’a vraiment pas envie de faire preuve de courage.

Il faut pourtant prêter attention aux petites lumières rouges. Ce sont elles qui obligent à recueillir plus d’information et à aller plus loin dans l’analyse, et qui permettent parfois d’éviter de grandes catastrophes. C’est à une véritable ascèse intellectuelle qu’il faut se livrer : il faut apprendre à les voir et à les interpréter ; il faut s’entraîner à résister à la pression qui s’exerce inéluctablement pour les basculer dans l’oubli.

Risque Pays

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 Le quatorzième Colloque Risques Pays de Coface s’est déroulé au Carrousel du Louvre le 18 janvier. Je fais part ici de mes étonnements.

J’ai participé à la création du Colloque Risques Pays de Coface en 1997 et j’ai eu la chance d’assister à cette conférence chaque année. Je l’ai vu grandir jusqu’à déborder la capacité du plus grand amphithéâtre du CNIT à La Défense. Depuis l’an dernier, c’est le Carrousel du Louvre qui accueille la manifestation. Le public est disposé le long et au bout d’une passerelle qui sert souvent aux défilés de mode. Il s’en dégage une impression de convivialité bien que, pour leur confort, les spectateurs regardent davantage les écrans géants que les intervenants sur scène. J’ai été étonné par une innovation technologique : le texte des interventions s’inscrivait en bas des écrans avec à peine quelques secondes de décalage. Je suis resté admiratif de la dextérité de la personne au clavier et de l’efficacité de son logiciel.

J’ai été étonné par le pessimisme de Dean Baker, du Centre de Recherche Economique et Politique de Washington, sur l’économie américaine. Il pense que les prix de l’immobilier vont repartir à la baisse jusqu’à atteindre leur niveau d’équilibre à long terme, que le taux d’épargne va s’accroître et que le moteur de la consommation va faire défaut.

J’ai été séduit par la démarche intellectuelle proposée par Patrick Artus, le Directeur des Etudes et de la Recherche de Natixis. Son objectif est de calculer le déficit budgétaire maximum qu’un pays donné peut se permettre. Il résulte du produit du degré d’endettement public par l’indice de croissance de long terme en valeur. Ce dernier se définit comme la somme de la croissance de la productivité observée au cours des dernières années, de la croissance estimée de la population au cours des prochaines années et du taux d’inflation. Pour la France, l’indice de croissance de long terme est de 2.91%, résultant d’une croissance de la productivité de 1,21%, d’une décroissance de la population active de -0.32%, et d’un effet prix de 2.02%. Appliqué au pourcentage de la dette publique dans le produit intérieur brut, 78%, le taux de croissance de long terme de 2.91% donne un déficit public maximum de 2.27%. Les valeurs extrêmes sont le Japon qui, avec -0.14%, ne pourrait selon le modèle se permettre aucun déficit, et l’Inde qui, avec +13,65%, dispose d’amples marges de manœuvre. Patrick Artus s’étonne de ce que le marché des Credit Default Swaps, qui couvrent le risque d’insolvabilité des Etats, ne sanctionnent pas le Japon ou la Grande Bretagne, dont le déficit public est bien supérieur au maximum théorique.

J’ai été étonné par les bonnes nouvelles en provenance de la Turquie, dont le Colloque a traité dans la partie consacrée à l’Europe Centrale. Son endettement public est passé de près de 100% en 2002 à moins de 50% en 2007 et n’a pratiquement pas bougé pendant la crise économique mondiale.

J’ai aimé la méthode de Stephen Green, économiste de la Standard Chartered Bank à Shanghai pour mesurer la marche réelle de l’économie chinoise, sachant que la statistique officielle du PNB est sujette à caution. Il prend en compte plusieurs indices, dont les mouvements de fret, les mouvements de conteneurs ou les stocks de produits finis.

Enfin, je n’ai pas aimé du tout le mot lancé par le Financial Times pour caractériser les pays européens plus touchés par la crise, les PIGS : Portugal, Ireland, Greece, Spain !

Les présentations faites au Colloque Risque Pays de Coface se trouvent à l’adresse suivante : http://www.risque-pays.coface.fr/fr/le-colloque/les-thematiques

(Photo : l’immeuble de Coface à La Défense)

Saison des pluies

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Dans Saison des pluies, Estação das chuvas (Edições Dom Quixote, 1996), José Eduardo Agualusa livre un passionnant témoignage sur des épisodes de la guerre civile qui a ensanglanté l’Angola pendant 27 ans jusqu’en avril 2002.

Le livre se présente comme la biographie romancée de Lídia do Carmo Ferreira, née en 1928 et disparue en 1992 lors d’une recrudescence de la guerre civile dans son pays, l’Angola. Militante, poétesse, professeur de littérature, Lídia alterna des périodes d’exil au Portugal, en Allemagne et au Brésil avec des retours plus ou moins longs au pays.

Il culmine en 1977, lorsque le régime du MPLA décide de se débarrasser des « fractionnistes ». Lídia se trouve enfermée à la prison São Paulo de Luanda en même temps qu’Agualusa et des militants, le plus souvent très jeunes, partageant la même cellule après avoir milité dans des camps parfois opposés. Le chef de cellule était « Zorro », dont l’auteur dit en 1975 : « dans les derniers 12 mois, il avait vécu plus que dans les 12 années précédentes : il était parti en exil, avait connu la femme de sa vie, était revenu d’exil, s’était impliqué dans la lutte politique, avait perdu la femme de  sa vie et avait fait la guerre ».

Il y a là Ángel, un mercenaire cubain engagé au service de l’UNITA contre l’armée de Castro engagée en Angola pour soutenir le MPLA. Tombé dans une embuscade, il prit l’identité d’un soldat cubain mort au combat et parvint à sauver sa peau. Il y a Santiago, élevé depuis l’âge de huit dans le bordel luandais « Luar das Rosas », devenu chanteur, puis commissaire politique. Santiago est affreusement torturé. Ramené dans la cellule, il dit à José Eduardo : « tu as peur, n’est-ce pas ? Ils m’ont dit que je ressemble à un fantôme sans visage. » Mais, écrit ce dernier, « je ne savais même pas à quoi il ressemblait. Ils lui avaient arraché les yeux, le nez et les oreilles ».  Il y a Francisco Borja Neves, un blanc passé à la révolution qui, quelque temps plus tôt, disait : « même la prison est une peine légère pour certaines personnes. La révolution exige la fermeté, il est nécessaire de fusiller pour éduquer ». On trouve ici l’écho des Brigades Rouges italiennes : « en frapper un pour en éduquer cent ».

Et il y a Lay, la jeune amante de José Eduardo. De retour d’un interrogatoire, « j’entendis crier mon nom. Je me retournai. Lay riait pour moi. Je vis ses dents briller entre les gencives. Elle recommença à crier : « lilas ! ». C’était notre code des couleurs. Jaune : situation difficile, danger, urgence. Bleu : ne dis rien, reste en silence. Noir : vas-t-en tout de suite ! Marron : il n’y a rien à voir. Lilas : splendide, tout va bien ! Nous avions appris cette sottise dans un quelconque manuel de lutte clandestine, mais cela ne nous avait jamais servi. » Lay, pourtant, l’avait adapté avec succès aux jeux de l’amour ».

José Eduardo ne reverra pas Lay. Il se rappellera les interminables réunions politiques, avant la prison et avant la torture, lorsqu’ils n’avaient qu’une hâte : se retrouver dans le grand lit de Lay. « Lay montait au dessus de matelas et tirait la moustiquaire(…) Je la voyais à genoux dans le lit, tirant sa chemise par-dessus de sa tête, le corps dressé. Et ensuite, me regardant à travers le filet. Nous mettions une cassette dans le magnétophone : « le pouvoir populaire / est le cœur de cette confusion ». C’était un boléro triste et mélancolique. « Les laquais de l’impérialisme prétendent en finir avec nous ». Lay m’attirait par la nuque avec ses doigts froids. Santaca chantait avec une voix magique « en avant, peuple angolais / soyez bien vigilants, ne vous laissez pas trahir ». J’embrassai son cou interminable, j’embrassai ses seins altiers. « Soyez vigilants car la lutte continue / l’avant-garde du peuple et le MLA ». Lay, les dents me mordant la poitrine. « Le MPLA est le peuple / le peuple est le MPLA »> Ma bouche dans sa bouche. Lay : « tu embrasses comme un gosse. » Je sentais sa bouche chaude, son ventre nocturne. « Les forces armées du peuple angolais / doivent être bien vigilantes ». Lay, anxieuse : « viens ! », ses ongles fichés dans mes côtes. Et Santaca qui chantait : « il faut continuer le travail politique et la promptitude combative et la grande défense de nos conquêtes. »

Photo de Morten Taravik, « Miss Landmine »,  prise dans le cadre d’un concours de beauté de femmes victimes des mines antipersonnel pendant la guerre civile, organisé en 2008 pour sensibiliser contre ces armements. Cité par http://ladyblogue.typepad.fr.

Hiver à Madrid

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Je propose aujourd’hui une lecture de « Hiver à Madrid », Winter in Madrid de C.J. Samson (Pan Books 2006).

Bernie Pipper, Sandy Forsyth et Harry Brett avaient été ensemble élèves en 1925 dans une « public school » anglaise,  Rookwood. Harry, laissé orphelin par la première grande guerre, adorait l’école. Bernie, d’origine prolétarienne, était boursier et s’y sentait marginalisé. Sandy, fils d’évêque rejeté par son père, en avait été exclu : il s’était juré de tracer à tout prix son propre destin, au mépris de l’hypocrisie ambiante.

En 1940, les trois hommes ont partie liée avec l’Espagne. Bernie a disparu au combat dans les rangs des brigades internationales pendant la bataille de la vallée du Jarama trois années auparavant. Sandy est un homme d’affaires prospère, engagé à Madrid dans un projet de prospection aurifère qui intéresse au plus haut point le nouveau régime. Il vit avec une infirmière anglaise de la Croix Rouge, Barbara Clare, qui avait eu avec Bernie une relation passionnée en 1937. Démobilisé après avoir été blessé dans la retraite de Dunkerque, Harry est envoyé à Madrid avec la couverture de traducteur de l’Ambassade britannique afin d’espionner les affaires de Sandy.

La vie à Madrid en ce glacial hiver 1940 est éprouvante. Samson emprunte à La Ruche, le chef d’œuvre de Camilo José Cela, l’ambiance de l’poque. A la faim et au froid s’ajoutent pour les partisans de la République l’humiliation de la défaite, la crainte des indicateurs de police qui s’infiltrent partout, la rage de voir les enfants de « mal-pensants » enlevés « pour le salut de leur âme » dans d’atroces orphelinats, la peur de marcher main dans la main dans la rue quand on n’est pas mari et femme. Dans les camps de travaux forcés, les Républicains meurent d’épuisement et de faim et les prêtres tentent de leur extorquer la conversion avant leur dernier souffle. Libéraux et Communistes ne se parlent pas.

Le contexte politique est instable. Encouragé par les Phalangistes, Franco est tenté de se ranger dans la guerre aux côtés d’Hitler afin de récupérer Gibraltar et le Maroc. L’Angleterre, maîtresse des mers, le tient à la gorge en laissant entrer l’approvisionnement au compte-gouttes et s’appuie sur les Monarchistes, qu’elle corrompt et manipule. La mission d’Harry s’inscrit dans ce contexte : il s’agit de savoir si le régime disposera de l’or qui lui permettrait de desserrer l’étreinte.

Harry ment à Sandy en se faisant passer pour un ami naïf et désintéressé. Barbara cache à Sandy l’opération dans laquelle elle est  lancée pour faire évader Bernie du camp où il est prisonnier, près de Cuenca. Harry cache à l’Ambassade son histoire avec Sonia, une jeune espagnole républicaine farouche et aimante. Qui manipule qui ? Qui tire les ficelles ?

Le livre de C. J. Sansom est sombre, non seulement par la description clinique qu’il fait d’un régime et d’une époque sans pitié, mais aussi parce que ce sont finalement les cyniques qui survivent, l’homme d’affaires véreux Sandy Forsyth et l’Ambassadeur égocentrique Hoare. Les doux, comme le Père Eduardo, aumônier du camp de Cuenca torturé par sa conscience, ou comme Harry lui-même, inconsolable de la mort de Sonia, sont des perdants. Seule Barbara, femme courageuse et indépendante, avance dans la vie, mais esseulée. On ferme donc le livre frustré de « happy end », mais avec dans le cœur un récit poignant et un témoignage lucide sur une Espagne dominée par des factions butées et intégristes qui n’ont peut-être pas tout à fait disparu du paysage politique espagnol.

(Photo Museo Reina Sofia, Madrid : Guernica, de Picasso)