Provocateur Gouverneur

Le Gouverneur de la Banque d’Angleterre, Mervyn King, vient de lancer un brûlot dans le monde financier en réclamant la scission des banques entre une « banque de service », qui bénéficierait d’une garantie de l’Etat, et une « banque spéculative » susceptible de faire faillite.

« L’échelle impressionnante du soutien au secteur bancaire coupe le souffle. Au Royaume-Uni, sous la forme de prêts directs ou garantis et de capital, il n’est pas loin d’un trillion (c’est-à-dire mille milliards) de livres sterling, presque les deux tiers de la production annuelle de toute l’économie. Pour paraphraser un grand leader du temps de guerre, jamais dans le champ l’effort financier autant d’argent n’a été dû par si peu de personnes à un si grand nombre. Et, pourrait-on ajouter, avec si peu de réforme réelle jusqu’à présent ».

Le sommet du G20 n’avait pas non plus mâché ses mots : « là où un comportement agité et un manque de responsabilité a conduit à la crise, nous ne permettrons pas un retour à la manière habituelle de faire de la banque ».  Plusieurs séries de mesures sont en chantier. Il s’agit de construire une base de capital solide et de bonne qualité et de réduire le caractère cyclique de l’activité bancaire. On parle de règlementer les activités de marché de gré à gré. On prétend réformer les pratiques de compensation salariale, en clair les bonus, afin de réduire l’incitation à la prise de risque. On veut imposer aux géants financiers internationaux des normes prudentielles proportionnées au coût de leur possible faillite.

Voici que le Gouverneur Mervyn King joue au provocateur. Dans un discours prononcé à Edimbourg le 20 octobre, il considère que la vraie cause de la crise financière est l’irresponsabilité d’institutions financières gigantesques « trop importantes pour faire faillite ».  « Pourquoi les banques ont-elles voulu prendre des risques qui se sont avérées si nuisibles pour elles-mêmes comme au reste de l’économie ? L’une des raisons clés (…) est que les incitations à gérer le risque et accroître l’effet de levier se sont trouvées faussées par le soutien ou la garantie implicitement donnée par les gouvernements aux créditeurs des banques qui étaient vues comme trop importantes pour faire faillite ».

Le Gouverneur ne croit pas vraiment que la solution consistant à imposer aux banques un capital minimum soit totalement efficace. « Plutôt que de payer des dividendes et de généreuses rémunérations, les banques devraient utiliser leurs gains pour construire de plus grands coussins de capital. Mais plus grands de combien ? Nous ne le savons tout simplement pas. Un ratio plus élevé est plus sûr qu’un ratio plus bas, mais la fixation de n’importe quel ratio est vouée à l’arbitraire. »

Pour Mervyn King, la vraie réponse est de revenir au Glass Steagall Act qui, après la crise de 1929, avait séparé les banques de détail des banques d’affaires. Il faudrait obliger les banques à se scinder entre une banque portant les activités spéculatives et une autre consacrée au service (« utility »), c’est-à-dire dédiée à fournir aux entreprises et aux ménages un moyen de paiement pour les biens et services et à canaliser les flux d’épargne vers les investissements. Les usagers de la banque de service seraient garantis par l’Etat. Les acteurs de la banque spéculative opèreraient à leurs risques et périls ; comme n’importe quelle entreprise, leurs erreurs stratégiques seraient punies par la faillite.

Mervyn King prétend énoncer des vérités de bon sens. Il ne semble pas, pour le moment, que banquiers et politiques l’entendent de cette oreille !

 

Victor Hugo avant l’exil

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Ma lecture d’été fut le premier tome de la biographie de Victor Hugo par Jean-Marc Hovasse (Fayard 2002). Il couvre la période de sa vie de sa naissance en 1802 à son départ pour l’exil en 1851 et compte 1.366 pages. Trois tomes sont prévus. Le second a été publié l’an dernier.

La trace laissée dans l’histoire par ce poète, dramaturge, romancier, homme politique, dessinateur, journaliste, essayiste, académicien est considérable. Il est impossible de résumer en quelques mots un ouvrage aussi riche et volumineux, qui suit parfois jour par jour l’itinéraire d’un homme qui a été poète, dramaturge, romancier et homme politique. Il suffit de dire que malgré l’importance et la précision de sa documentation, il se lit comme un roman.

 Jean-Marc Hovasse accorde une importance primordiale à l’enfance de Victor, tiraillé entre des parents engageant leurs fortes personnalités dans une impitoyable guerre conjugale. La mère, Sophie Trébuchet, ne craint pas de traverser avec ses enfants l’Italie et l’Espagne en guerre pour faire valoir ses droits auprès de son époux, Léopold Hugo. Celui-ci, général de Jérôme Bonaparte, ne se rapprochera de ses enfants qu’une fois veuf et légitimement remarié avec son amante. Progressivement, Victor découvrira qu’il est peut-être le fils naturel de l’amant de Sophie, Lahorie. Son histoire de famille se complique encore avec le destin de son inséparable frère Eugène, qui glissera peu à peu dans la schizophrénie. La paternité et la fraternité deviendront des thèmes récurrents et douloureux dans l’œuvre de théâtre de Victor Hugo.

Ce qui frappe au premier abord, c’est la précocité de Victor Hugo. A seize ans, il remporte le prix de poésie des Jeux Floraux de Toulouse ; à 23 ans, il est chevalier de la Légion d’Honneur ; à trente ans, il avait déjà écrit cinq pièces de théâtre, quatre romans, dont Notre Dame de Paris, et d’innombrables poésies. Dès 1829, il prend position contre la peine de mort dans son roman « le dernier jour d’un condamné ».

Politiquement, Victor Hugo évoluera doucement d’un légitimisme qui fera de lui le poète officiel du couronnement de Charles X à Reims à la position de confident de Louis Philippe puis, face à Napoléon III, au rôle de défenseur de la République. Le moteur de cette évolution est son amour pour la liberté d’expression et son horreur de la censure. Dans une intervention à l’Assemblée Nationale en 1850, il expliquera ainsi son évolution : « Quoi ! On m’accuse d’être un transfuge ; mais, messieurs, alors je serais une étrange espèce de transfuge, et qu’il faudrait encourager, un transfuge qui passe du camp des vainqueurs dans le camp des vaincus. Mais non, je ne suis pas un transfuge, je suis un homme d’ordre qui voit devant lui la réaction, c’est-à-dire le désordre, et qui le combat ; je suis un homme de liberté, qui voit devant lui les hommes de servitude, et qui les combat. »

Son combat contre Napoléon III, incarnation de l’autocrate médiocre imposant à la Nation la servitude, est inexpiable : « Oui, je me dévoue au droit austère de m’attacher à cet homme comme le remords et comme le châtiment. Désormais je le tiens, je le suivrai pas à pas, et jusqu’au jour, prochain ou lointain, peu m’importe ! où il disparaitra à jamais, je ne l’abandonnerai pas. M. Bonaparte veut qu’on lui prête serment. Eh bien soit. Je lui jure fidélité. » (Page écrite en 1852 pour l’Histoire d’un crime).

La misère le scandalise. Ayant visité les courées de Lille, il écrit ce poème :

Caves de Lille ! On meurt sous vos plafonds de pierre !

J’ai vu, vu de mes yeux pleurant sous ma paupière,

Râler l’aïeul flétri,

La fille aux yeux hagards de ses cheveux vêtue,

Et l’enfant spectre au sein de la mère statue

Oh Dante Alighieri !

(Châtiments)

Il se sent, déjà, passionnément européen :

« Un jour viendra où il n’y aura plus d’autres champs de bataille que les marchés s’ouvrant au commerce et les esprits s’ouvrant aux idées. (…) Un jour viendra où l’on verra ces deux groupes immenses, les Etats-Unis d’Amérique, les Etats-Unis d’Europe, placés en face l’un de l’autre, se tendant la main par-dessus les mers (…) ». (Congrès de la Paix, 21 août 1949)

Victor Hugo est un amant passionné et tenace. En juillet 1821, sous un soleil de plomb il  se rend à pieds de Paris à Dreux pour obtenir la main d’Adèle. Lorsque, cinq enfants plus tard, son mariage avec elle s’installe dans la routine, que celle-ci, amante de Sainte Beuve, lui refuse son lit, il tombe passionnément amoureux de Juliette Drouet.

Je ne l’avais pas vue encor ; ce fut un soir,

A l’heure où dans le ciel les astres se font voir,

Qu’elle apparut soudain à tes yeux, fraîche et belle,

Dans un lieu radieux qui rayonnait moins qu’elle.

Ses cheveux pétillaient de mille diamants ;

Un orchestre tremblait à tous ses mouvements

Tandis qu’elle enivrait la foule haletante,

Blanche avec des yeux noirs, jeune, grande, éclatante.

Tout en elle était feu qui brille, ardeur qui rit.

(Les voix amoureuses)

En 1841, il a le coup de foudre pour Léonie Biard :

J’avais trente neuf ans quand je vis cette femme

De son regard plein d’ombre il sortit une flamme

Et je l’aimai

Victor Hugo est partagé entre sa femme légitime et deux maîtresses, à la fois totalement infidèle mais, d’une certaine manière aussi capable de les aimer toutes les trois et de construire avec elles une relation durable. Le couple qu’il constitue avec Juliette est étrange. Il éprouve le besoin de sacraliser des moments passés avec elle :

« Ma pauvre bien-aimée, souvenons-nous toute notre vie de la journée d’hier. N’oublions jamais cet effroyable orage du 24 septembre 1835 si plein de divines choses pour nous. La pluie tombait à torrents, les feuilles de l’arbre ne servaient qu’à la conduire plus froide sur nos têtes, le ciel était plein de tonnerres, tu étais nue entre mes bras, ton beau visage caché dans mes genoux ne se détournant que pour nome sourire, et ta chemise collée par l’eau sur tes belles épaules. Et pendant cette longue tempête d’une heure et demie, pas un mot qui n’ait été un mot d’amour. »

Pendant des années, il l’oblige à vivre comme une recluse. Son amour peu à peu se refroidit, mais il ne l’abandonne pas. Et c’est Juliette qui, après le coup d’Etat de 1851 et alors que sa tête est mise à prix, prend la situation en main et le sauve :

« Tu as été admirable, ma Juliette, dans ces sombres et rudes journées. Si j’avais eu besoin de courage, tu m’en aurais donné, mais j’avais besoin d’amour et, sois bénie, tu m’en apportais ! (…) Oh ! n’oublions jamais ces heures terribles et pourtant si douces où tu étais près de moi dans les intervalles de la lutte ! (…) Tu t’étonnais de mon calme et de ma sérénité. Sais-tu d’où ils me venaient, cette sérénité et ce calme ? C’était de toi ! » (lettre Victor à Juliette, 31 décembre 1851).

Certains vers de Victor Hugo, écrits dans la passion d’une vie bouleversante, sont d’une profondeur inouïe :

« Oh ! ce serait vraiment un mystère sublime

Que le ciel si profond, si lumineux, si beau,

Qui flamboie à nos yeux ouverts comme un abîme

Fût l’intérieur d’un tombeau ! »

(Les Contemplations)

Victor Hugo écrivit à partir de 1847 un « journal de ce que j’apprends chaque jour ».  Sa curiosité était immense.

 

Un chapeau plein de cerises

Poursuivant dans la veine italienne, voici la saga familiale posthume d’Oriana Fallaci (1929 – 2006), correspondante de guerre, romancière, personnage polémique à la fin de sa vie pour son rejet du fanatisme religieux, en particulier islamique : « Un cappello pieno de ciliege » (Rizzoli romanzo 2008, 823 pages).

A partir de souvenirs de ses grands-parents et de documents historiques, Oriana Fallaci écrit l’histoire d’ancêtres exceptionnels, se focalisant sur Caterina Zani Fallaci (1765 – 1841), Francesco Launaro (1750 – 1816), Giobatta Cantini (1823 – 1861) et Anastasìa Ferrier (1846 – 1889). Oriana reconstruit par l’imagination la vie qu’elle vécut quand elle était Catarina, Francesco, Giobatta ou Anastasìa. Dans le processus de l’écriture « tous ces aïeux devinrent mes enfants. Parce que, cette fois, c’était moi qui les accouchais, moi qui leur donnais ou plutôt leur redonnais la vie qu’eux m’avaient donnée ».

Oriana porta ce livre en elle pendant des années. Elle aurait voulu qu’il couvre l’histoire de sa famille jusqu’à nos jours, en particulier l’engagement de ses parents dans la Résistance, mais le considéra achevé à la mort d’Anastasìa en 1889. Ses dernières années elle luttait contre un cancer, comme l’un de ses personnages : « une antichambre de la mort, si tu veux. Un intervalle ou un limbe dans lequel la mort en train d’arriver chemine au ralenti de sorte que, en l’attendant et en l’observant pendant qu’elle vient à nous tout doucement, on a le temps de faire deux choses. Apprécier la vie, c’est-à-dire se rendre compte de ce qu’elle est belle même quand elle est moche, et réfléchir aussi bien sur soi-même que sur les autres : évaluer le présent, le passé, ce petit peu de futur qui nous reste ». Oriana parle de la « gratitude » envers nos aïeux « qui nous donné l’opportunité de vivre cette extraordinaire et terrible aventure qui a pour nom Existence ». Les personnages ont la rage de vivre, malgré la misère et la faim, malgré l’enrôlement forcé dans les guerres napoléoniennes en Russie ou en Espagne, malgré les naufrages, malgré la répression sanglante des révoltes contre l’occupant Autrichien, malgré l’ordre moral qui ostracisait les enfants nés hors mariage, malgré l’asservissement aux normes religieuses et aux appareils cléricaux.

Fille d’une réputée sorcière brûlée par l’Inquisition, Caterina est une femme indomptable. Elle ne consent à épouser Carlo que lorsqu’elle apprend qu’il sait lire et écrire et qu’il accepte de le lui enseigner. Elle s’habille de robes de couleurs claires et d’un chapeau plein de cerises alors que les Franciscains imposent des tenues austères. Elle insulte Napoléon lorsque son carrosse croise son chemin.

Francesco s’engage dans la marine pour accomplir son vœu d’égorger 20 maures et de venger ainsi la mort de son père en esclavage à Alger. Il devient maître de bord dans la marine marchande. Quatre de ses fils périssent dans un naufrage dont il ne réchappe que pour annoncer la terrible nouvelle à son épouse.

Giobatta (Giovanni Battista) est fils d’un ancien soldat des armées napoléoniennes sorti miraculeusement indemne de la guérilla espagnole et converti en militant de l’Unité italienne. Il s’engage lui-même dans la l’armée puis dans la Résistance mais, capturé par les Autrichiens lors de la répression de la révolte de Livourne en 1849, il est torturé et survit sans âme jusqu’à sa mort douze ans plus tard.

Fille illégitime d’une jeune vaudoise et d’un militant nationaliste polonais, Anastasìa nait sans identité et vit à Turin avec sa tante. Danseuse à l’opéra, elle a une fille d’un noble piémontais, mais abandonne son enfant dans un hospice de Cesena. Elle s’enfuit à New York, puis vers l’Ouest par le chemin de fer et par la diligence de la Piste Mormon. Elle met en fuite des attaquants indiens venus scalper les voyageurs en retirant sa perruque et en exhibant son crâne rasé. Elle manque de se marier à un Mormon polygame de Salt Lake City et s’enfuit de nouveau vers San Francisco où elle fait fortune comme tenancière d’une maison close de luxe. Rongée par le remords d’avoir abandonné sa fille, elle retourne à Cesena pour lui offrir une vie de princesse. Anastasìa tombe amoureuse d’Antonio, un ancien séminariste qui rêvait d’une Héloïse et trouve dans cette femme mûre, belle et élégante l’objet de ses désirs. Mais Giacoma, fille d’Anastasìa, est aussi entichée d’Antonio.

Le livre nous plonge au cœur de la Toscane, entre Florence, Sienne et Livourne, et au cœur de l’histoire douloureuse d’une Italie en devenir, entre l’administration napoléonienne qui sous l’ombre de l’arbre de la liberté imposait une occupation étrangère, le Grand Duché de Toscane tour à tour autonome, puis ennemi, puis satellite de l’Autriche, le Piémont, force industrielle et militaire montante de la Péninsule, et les Etats Pontificaux à leur crépuscule. La grande histoire n’est pas étrangère aux aïeux d’Oriana. Elle les porte, elle les bouscule, elle les martyrise, et parfois elle les exalte.

 

Caravaggio, peintre baroque

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Dans son roman « la course à l’abîme » (Grasset 2002), Dominique Fernandez nous raconte la vie et l’œuvre  du peintre baroque Caravaggio, né Michelangelo Merisi en 1571 dans la bourgade lombarde qui lui laissa son nom et mort mystérieusement en1610 sur la plage de Porto Ercole, près de Rome.

Dominique Fernandez met en exergue du livre une phrase du Cantique Spirituel de Jean de la Croix : « découvre ta présence, que ton aspect et ta beauté me tuent ». Dans la Lombardie espagnole, les écrits des mystiques espagnols, Jean de la Croix et Thérèse d’Avila, s’étaient répandus rapidement. Le jeune Michelangelo put être particulièrement impressionné par un passage de la Vie de Thérèse :

« Un ange se tenait près de moi, sous une forme corporelle. Il n’était pas grand, mais petit et extrêmement beau : à son visage enflammé il paraissait être des plus élevés parmi ceux qui semblent tout embrasés d’amour. Ce sont apparemment eux qu’on appelle Chérubins, car ils ne me disent pas leur nom. Mais il y a dans le ciel, je le vois clairement, une si grande différence de certains anges à d’autres, et de ceux-ci à ceux-là, que je ne saurais l’exprimer.

Je voyais donc l’ange qui tenait à la main un long dard en or, dont l’extrémité portait, je crois, un peu de feu. Il me semblait qu’il le plongeait parfois au travers de mon cœur et le portait jusqu’aux entrailles. En le retirant, on aurait dit que ce fer les emportait avec lui et me laissait tout entière embrasée d’un immense amour de Dieu. La douleur était si vive qu’elle me faisait pousser des gémissements. Mais la suavité causée par ce tourment incomparable est si excessive que l’âme ne peut en désirer la fin, ni se contenter de rien en dehors de Dieu. Ce n’est pas une souffrance corporelle ; elle est spirituelle. Le corps cependant ne laisse pas d’y participer quelque peu, et même beaucoup. C’est un échange de galanteries si suave entre Dieu et l’âme, que je supplie le Seigneur de daigner dans sa bonté en favoriser ceux qui n’ajouteraient pas foi en ma parole. »

Vivre dans son corps un amour qui tue, exprimer dans la peinture la souffrance mystique d’être transpercé par un dard en or à la pointe de feu, fut selon Fernandez le programme de vie de Caravaggio. Chéri par les Princes d’Eglise et de Cour, reconnu comme le plus grand peintre de son époque, il affichait jusque dans ses toiles ses amours homosexuels, fréquentait la pègre et fut pourchassé pour meurtre. Sa « course à l’abîme » le conduisit à ce moment ultime où il reçoit la mort de la main de l’être aimé comme un sublime accomplissement. Dans le « martyre de Saint Matthieu » (1599 – 1600), l’Apôtre attend, à bras ouvert, que vienne la mort de la main d’un Apollon à moitié nu et enveloppé de lumière ; Caravaggio s’est représenté à l’arrière plan, comme témoin de son futur trépas. La « décollation de Jean-Baptiste » (1608) est la seule œuvre signée de Caravaggio ; dans cette toile aussi se joue le drame d’un assassinat où la victime attend du bourreau la délivrance du coup de grâce.

Caravaggio révolutionne la peinture en rendant présents le plaisir et la souffrance extrêmes, qui constituent les deux pôles d’une même réalité. Au centre du « concert de jeunes » (1595 – 1596) le peintre s’est représenté derrière un personnage d’une beauté ambiguë, regard humide et lèvre ouvertes. Dix années plus tard, il se met de nouveau en scène dans « David portant la tête de Goliath » (1605 – 1606) : la tête du géant, qui n’est autre que la sienne propre, porte les stigmates répugnants de la mort. L’artiste ose montrer la jouissance et l’abjection dans le réalisme de l’instant.

Face au pouvoir ecclésiastique et à l’Inquisition, la position de Caravaggio est équivoque. D’un côté, la Contre-Réforme catholique est avide de représentation, et l’œuvre du peintre est une pointe extrême du mouvement baroque opposé à l’austérité protestante. Mais il est clair aussi que son érotisme mystique, comme celui de Thérèse d’Avila et Jean de la Croix, le situe en permanence à la limite de l’acceptable par le pouvoir religieux. Caravaggio choisit pour ses madones des prostituées comme modèles. Les prélats qui l’accusent d’immoralité  feignent hypocritement de ne pas les reconnaître, et concentrent leurs attaques  sur l’hétérodoxie des symboles utilisés. C’est donc sur les symboles que porte la défense. Le « Grand Bacchus» (1596- 1597) suggère aux avocats ce commentaire : « quelle connaissance profonde de la symbologie chrétienne et christique possède décidément notre jeune peintre ! Qui oserait l’accuser de n’avoir peint qu’un dieu païen, une idole repue d’alcool, de bonne chère et de sensualité ? Ecartez cette apparence fallacieuse, et découvrez une nouvelle figure du Christ, le Christ qui offre une coupe de son sang pour racheter l’humanité ».

Pour traiter de ce passionnant sujet, Dominique Fernandez utilise une fiction littéraire : Caravaggio raconte lui-même sa vie depuis l’outre-tombe. La narration au passé rend le style pesant et le livre sombre parfois dans l’ennui. Le récit devient vivant lorsque le peintre, proscrit et traqué, se réfugie à Naples et que l’auteur retrouve l’ambiance qu’il aime, celle du Mezzogiorno. « Dort-on un seul instant à Naples ? Dormir, c’est s’enfoncer dans le silence, quitter ses proches, prendre congé de ses voisins, se soustraire à la société de ses semblables, se retrancher en soi-même, tendre à une plénitude intérieure qui n’est pas appréciée ici mais détestée parce qu’elle prive de la compagnie des autres. Tout répit serait fatal à des gens qui ne se sentent vivre que dans le tourbillon et le vacarme. »

Naples, au contraire de la Lombardie et de Rome, laisse peu d’espace aux peintres pour exercer leur art. Caravaggio, homme du nord accompli comme artiste sur les bords du Tibre, attend sur une plage la grâce pontificale. Celle-ci ne viendra pas. Il meurt sur une plage avant d’avoir atteint quarante ans.