Noël : devenir humain

 

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A l’approche de Noël, je propose ici une lecture du livre d’Yves Burdelot, « Devenir humain, la proposition chrétienne aujourd’hui », paru aux Editions du Cerf en 2002. Yves était une figure marquante des communautés chrétiennes de base en France.

Dans son livre tonique et stimulant, Yves Burdelot nous propose d’opérer un double renversement. Dans une société qui valorise la liberté des individus à s’enrichir, il privilégie la fraternité. Dans une Eglise qui déduit sa doctrine et ses règles de fonctionnement d’un a priori sur Dieu, il part de la vie historique de Jésus pour construire une réflexion sur l’humain et le divin.

Devenir humains dans la fraternité

L’auteur nous propose de changer l’ordre des termes de la devise républicaine : Fraternité, Egalité, Liberté. La promesse  diabolique « vous serez comme des dieux » conduit les hommes à rechercher l’extension maximum d’eux-mêmes et l’élimination de toute limite. L’autre est une gêne, puisqu’il m’empêche de prendre toute la place. Domination, haine, mépris, violence constituent souvent les bases des relations interpersonnelles, sociales et politiques. Or, l’inhumain n’est pas une fatalité si nous savons nous reconnaître frères et sœurs. L’égalité naît de la fraternité. Le combat pour la fraternité est source de liberté. Réussir sa vie, c’est sortir du piège mortel de se croire dieu et devenir humain dans la fraternité.

Yves Burdelot nous propose aussi de renverser le « credo » chrétien. Au lieu de partir du « je crois en Dieu le Père Tout Puissant », il fonde l’énoncé de la foi sur la vie nouvelle de fraternité et d’amour, sur les communautés qui en témoignent, sur Jésus qui s’y est identifié jusqu’à la mort, et finalement sur « Dieu » qui en est la source. C’est donc en tournant le dos à l’inhumain pour devenir pleinement humain que l’on inscrit dans sa vie la transcendance.

Le danger de « Dieu »

Tout au long de son livre, Yves Burdelot ne désigne « Dieu » qu’entre guillemets, pour souligner le danger de le « mettre en uniforme »,  de l’instrumentaliser au service d’une idéologie et d’un pouvoir.  Il plaide pour un énoncé non religieux de la foi chrétienne, tout en reconnaissant que c’est dans le langage religieux que la foi nous a été transmise au cours des siècles. Son approche peut sembler  sacrilège, mais il fait remarquer avec raison que Jésus a été condamné pour Blasphème, c’est à dire pour insulte au « Dieu » défini et célébré par le clergé de son temps.

Les communautés chrétiennes, dans ce contexte, sont un « atelier » où s’expérimente la vie nouvelle, un lieu où l’on s’entraîne, où l’on apprend, où l’on comprend et où on ajuste ses gestes en fonction de ce qu’on désire devenir. Elles sont aussi la réalité sociale symbolique qui, par sa forme particulière de s’organiser et de vivre, porte témoignage de la foi et rend visible d’Evangile aujourd’hui.

Le livre d’Yves Burdelot offre un énoncé particulièrement clair et cohérent d’un courant vivace dans les Eglises, et en particulier dans l’Eglise Catholique malgré la lutte acharnée que lui livre la hiérarchie. Il est fondé sur la pratique des communautés chrétiennes de base et sur les réflexions de dizaines de théologiens.

Trois difficultés

Pour poursuivre le débat ouvert par Yves Burdelot et exprimant ici un point de vue personnel, il me semble que ce courant se heurte à trois difficultés.

La première est celle du dialogue interreligieux, dont le point commun est de se référer ensemble à un même Dieu, minimisant ainsi les différences dogmatiques et institutionnelles. Se focaliser sur l’homme Jésus peut être perçu comme une provocation par des croyants qui se centrent, au contraire, sur un absolu monothéisme. A la réflexion, « l’athéisme  méthodologique » proposé par Yves Burdelot, consistant à réserver la question du divin comme le moment ultime d’un travail sur l’humain, se lit comme un processus de destruction des idoles et de purification de la foi. Mais nombre de juifs et de musulmans risquent de n’y voir qu’une forme d’athéisme pur et simple.

La seconde difficulté tient à l’Eglise. Yves Burdelot souligne la souffrance que provoque son mode de fonctionnement,  aux antipodes du modèle aimant et humble qu’il préconise. Le moment n’est-il pas venu de constater l’incompatibilité entre la  religion du Dieu Tout-Puissant et de la Terre-Mère (la Vierge Marie) promue avec une incontestable dextérité médiatique et financière par l’Eglise Catholique Romaine, et la « proposition chrétienne » construite à partir de la trace d’un crucifié ? Certes, les François d’Assise et Thérèse de Lisieux ont coexisté dans l’histoire avec les croisades et les inquisitions. Mais le basculement dans la modernité ne nous oblige-t-il pas aujourd’hui à clarifier les positions ? Evidemment, une séparation institutionnelle d’avec l’Eglise Catholique Romaine poserait d’immenses problèmes d’idéologie et d’organisation à  un courant qui est né en elle, tient avec nombre de ses composantes des échanges continuels et est originellement réticent à s’organiser et à se financer.

Enfin, la troisième difficulté tient à Jésus lui-même. Yves Burdelot cite un passage de Maurice Bellet  sur « ce pauvre petit Juif abandonné, perdu aux bords de l’Empire et qui s’éloigne un peu plus à chaque génération dans le lointain d’un monde dont les dernières traces s’effacent aujourd’hui. »  La logique du livre ne conduit-elle pas à une relativisation du personnage de Jésus,  qui est certes un « passant considérable », mais dont la trace se mêle dans l’histoire à celle de tant et tant d’hommes et femmes fraternels ? Ne faudrait-il pas alors construire des réseaux de recherche spirituelle sur une base résolument profane et oecuménique ? Un tel projet réserverait une place éminente à Jésus, mais élargirait son champ de recherche et de célébration à d’autres témoins de l’humain » qui, hier et aujourd’hui,  cherchent Dieu dans l’amour de leurs frères.

(Photo : Ecce Ancilla Domini de Dante Gabriel Rossetti, 1849 – 1850, Tate Britain London)

Noël virtuel

Le quotidien britannique The Guardian a publié le 18 décembre un article de Victor Keegan intitulé « an unreal Christmas », un Noël irréel.

« Flirtomatic, une société basée à Londres, affirme avoir vendu 10.000 cadeaux ces quatre dernières semaines dans la course à Noël. Cela n’aurait pas d’intérêt en soi, mais Flirtomatic est un réseau de socialisation sur téléphones portables et les produits qu’elle vend sont tous « virtuels ». Ils vont des roses – qui n’existent que sous la forme de pixels sur un écran – à un bon gros bisou mouillé. La meilleure vente est un bas de Noël rempli de bonbons pour lesquels jusqu’à 2.000 utilisateurs par jour sont prêts à payer l’équivalent de 75 pence (près d’un euro). Sur d’autres sites, des gens sont prêts à payer 20 livres (23 euros) pour une rose virtuelle. Oui, la même génération qui ne paie pas pour décharger des musiques du web paie en monnaie véritable des biens irréels.

Si tout cela semble dingue, attention car il se peut que nous devions réviser nos préjugés. Flirtomatic.com, qui vend aussi des cubes de glace qui fondent lorsqu’ils atteignent le téléphone portable du receveur, n’est que menu fretin dans un changement potentiellement révolutionnaire qui se déroule en-dessous du radar des politiciens et de la plupart des adultes. Alors que le commerce international des biens réels a été en profonde récession, le commerce de biens virtuels est dans un boom ininterrompu qui ne donne aucun signe de fléchissement.

Le trait essentiel est que, au contraire des biens physiques, produire d’autres exemplaires ne coûte absolument rien, de sorte qu’il y a une offre illimitée pour satisfaire une demande illimitée, un nirvana pour les économistes. La production virtuelle pourrait aussi recréer un terrain de jeu équilibré pour les entreprises occidentales, car elles ne sont pas obligées de sous-traiter la production à des pays asiatiques avec des coûts de production plus faibles. »  (www.guardian.co.uk/commentsfree/2009/dec/17/unreal-christmas-virtual-goods)

La fête de Noël a pris au fil du temps une connotation commerciale : c’est la période de l’année pendant laquelle de nombreux secteurs de l’économie, des producteurs de jouets aux ostréiculteurs, réalisent la majeure partie de leur chiffre d’affaires. L’autre face du phénomène est l’échange non marchand, le don : Noël est le moment de l’année où l’on a plaisir à offrir et à recevoir. Cette évolution a massivement fait évoluer Noël du monde religieux à la réalité économique.

L’article de Victor Keegan nous fait toucher du doigt que nous allons maintenant dans l’autre sens, une dématérialisation de la fête. Sur des sites comme Flirtomatic, ce sont des biens virtuels qui s’échangent. C’est la pure sensation de bien-être de l’échange de cadeaux qui importe, sans sa réalité matérielle. En un sens, Noël revient dans la sphère des images et du désir, c’est-à-dire dans un monde religieux, mais hors du contrôle des religions.

Conjunto Palmeiras, une aventure collective

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 J’ai eu l’occasion de parler dans un premier article du Conjunto Palmeiras à partir du livre de Joaquim Melo « Viva Favela, Quand les démunis prennent leur destin en main », écrit en collaboration avec Elodie Bécu et Carlos de Freitas (Michel Lafon 2009).  Intitulé « Banco Palmeiras, contre la misère la circulation monétaire », cet article s’attachait à décrire la logique économique de cette expérience de microcrédit. Mais le livre raconte aussi une magnifique aventure individuelle et collective

Le livre s’achève par une consécration : un conseiller municipal de Fortaleza, au Nord-est du Brésil, prononce au Conjunto Palmeiras un discours par lequel il annonce que l’ancienne favela a maintenant le statut de quartier à part entière. Le Conjunto a sa banque, des entreprises, des écoles, une rue goudronnée sur laquelle passent des autobus réguliers, un système de drainage. « Il y a un peu plus de trente ans, le Conjunto Palmeiras n’était qu’un no man’s land, terrain vague et isolé où la ville avait relogé de force ceux qu’elle ne voulait plus voir dans ses belles avenues. Nous avons habité l’inhabitable : un bidonville sans eau ni électricité, une favela obscure oubliée de tous. Nous nous sommes battus pour urbaniser ces sentiers de boue et ces cahutes de bois et d’argile. »

L’histoire de Joaquim Melo n’est pas isolée : un jeune séminariste découvrant la réalité de la misère, l’engagement dans les communautés ecclésiales de base, le renoncement au sacerdoce sous le double effet de l’amour d’une femme, Dorinha, et des coups de boutoir de Rome contre les théologiens de la libération. Mais l’histoire de Joaquim est singulière. Lorsque, tremblant, il vient annoncer à l’extraordinaire évêque Aloisio Lorshscheider qu’il quitte les ordres, celui-ci lui dit « je ne te demande qu’une chose, ne cesse jamais de travailler en faveur des pauvres ». Joaquim s’installe pour de bon dans le Conjunto Palmeiras et participe à une longue aventure collective pour le tirer de la misère.

Tout commence par une effroyable puanteur. Pour éprouver Joaquim, jeune séminariste, don Aloisio l’envoie sur le Lixão, une décharge à ciel ouvert non loin de Fortaleza, où des milliers de miséreux se disputent les déchets. « Rien ne permet de lutter contre la puanteur permanente, les bestioles qui envahissent les ordures et le sol mou des décompositions sous mes pas. L’amas d’insectes autour de mon assiette se mêle à l’odeur de pourriture. J’ai beau avoir acheté des aliments « frais », je n’arrive pas à distinguer, à chaque bouchée, si ce que je mange est sain ou avarié, si ce que j’ai dans la bouche est pourri ou bon. Mon odorat a pris le pas sur mes autres sens. »

L’organisation des habitants du tout nouveau Conjunto Palmeiras commence elle-aussi par la puanteur, lorsqu’Augusto Barros Filho crée « L’Urgence Communautaire », une sorte d’assurance mutuelle en cas de décès. « Ce service de l’Urgence Communautaire (…) est né d’un drame (…) Une adolescente de 14 ans s’est noyée dans la rivière Cocó, qui coule à quelques mètres de la favela. Ses parents, démunis devant une telle situation, avaient gardé son corps sur la table de leur maison. Le cadavre se décomposait, jour après jour, sous leurs yeux. Et eux restaient paralysés par le désespoir et l’impuissance. Dans la favela, il n’existait évidemment pas de pompes funèbres. Et la famille était trop pauvre pour payer un service funéraire en dehors du quartier, Au bout de trois jours, l’odeur était devenue tellement insupportable que, ne sachant pas quoi faire, ils son allés voir Augusto. Il a pris les choses en main, a trouvé du bois, fabriqué un cercueil et emmené le corps au funérarium le plus proche. »

Peu à peu, la communauté s’organise pour faire valoir ses droits, d’abord dans la clandestinité sous la dictature militaire, puis au grand jour. Elle se bat pour des autobus, pour l’eau potable, pour creuser un canal de drainage qui évitera aux habitations d’être inondées et souvent emportées à la saison des pluies. Elle découvre la puissance des médias et en joue pour placer les autorités devant leurs responsabilités. Elle est remarquée par des ONG qui acceptent d’y investir pourvu que les habitants prennent en charge eux-mêmes leurs projets.

Lorsque le canal de drainage a été construit, les animateurs de la communauté découvrent atterrés que nombre d’habitants très pauvres vendent leur maison à des nouveaux venus plus fortunés. La question qui se pose est dès lors : comment créer de la richesse dans le quartier, de sorte que les habitants et leurs enfants soient pris dans une spirale vertueuse de prospérité et restent dans le quartier ? C’est ainsi qu’après de multiples tâtonnements nait la Banque Palmas, « «système intégré de crédit, production, commerce, consommation et bonheur humain ».

L’histoire personnelle de Joaquim est étroitement mêlée à l’aventure collective des habitants du Conjunto. Il vit l’angoisse de l’approche du jour J de l’ultimatum qu’il a donné aux autorités : donnez-nous l’eau potable ou nous perforons les canalisations alimentant Fortaleza qui passent sous la favela. Devenu banquier, il est accusé par la Banque du Brésil d’être un faux monnayeur. Les ONG qui le soutiennent n’approuvent pas son partenariat avec le Banco Popular do Brasil et ce qu’il implique de procédures, de gardes de sécurité et de respectabilité. Sa vie affective elle-même est conditionnée par son engagement militant : Dorinha le quitte, lasse d’une vie d’action sans intimité, dans une maison ouverte aux quatre vents ; il connait Sandra, une assistante sociale atypique, sur le chantier du drainage.

A 47 ans, João Joaquim de Melo Neto Segundo est une personnalité internationalement connue dans le monde du microcrédit et de l’économie solidaire. Il nous livre un message d’espoir. La misère peut être vaincue, elle peut céder du terrain chaque jour, avec des avancées et des reculs, à condition d’être tenace dans des convictions partagées.

 

Sculptures polychromiques à Valladolid

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Plusieurs pièces de l’exposition « The Sacred made Real » à la National Gallery de Londres ont été empruntées au musée national de sculpture de Valladolid. Je l’avais visité à l’été 2006.

Valladolid a connu deux périodes glorieuses. Pendant le Siècle d’Or (seizième), elle reçut souvent la Cour des rois, notamment celle de Philippe II. Cervantès vécut à Valladolid. Christophe Colomb y mourut le 20 mai 1606. La seconde a commencé il y a quelques années avec l’implantation industrielle de Renault. La ville est en plein chantier de rénovation. On restaure les monuments historiques, on crée des musées, on soigne les jardins et, fait rare en Espagne, on aménage des pistes cyclables.  Plusieurs mariages se célèbrent en ce samedi après-midi, et les convives endimanchés confèrent à la ville couleurs et élégance.

Le musée national de sculpture est aménagé dans le palais de Villema et dans le Collège de San Gregorio, dont la magnifique façade est de style « isabélin » très proche du « manuélite » portugais. Le Guide du Routard qualifie le musée de « plus émouvant de Castille ». Il constitue, avec le Couvent des Déchaussées à Madrid, un témoignage frappant de l’histoire spirituelle espagnole sous l’Inquisition, force vitale écrasée et tordue par la répression mais cependant invaincue. La collection de sculptures religieuses baroques en bois polychrome couvre les seizième, dix-septième et dix-huitième siècles.  La salle consacrée aux sculpteurs Alonso Berruguete et Juan de Juni (Jean de Joigny) contient des chefs d’œuvre : la Marie-Madeleine de Juni, le Sacrifice d’Isaac et l’enterrement de Jésus de Berruguete. L’art de Berruguete n’est pas sans rappeler celui du Greco. Pour exprimer la sujétion du corps à l’esprit, « la force du sentiment d’angoisse religieuse allonge la proportion des corps et les crispe dans une tension qui se traduit en mouvements violents et instables. Les visages la manifestent à travers d’expressions douloureuses, de bouches ouvertes haletantes et de sourcils froncés ».

Dans le même esprit baroque, le musée présente une crèche napolitaine du dix-huitième siècle, remarquable de réalisme et de détail. Deux orchestres célèbrent la Nativité. Le musée est aussi propriétaire de scènes de la passion de la même époque, qui sont encore aujourd’hui portées en procession pendant la Semaine Sainte. Nous avions vu à Ossuccio, sur les rives du lac de Côme, un Sacro Monte dont les chapelles abritaient des scènes identiques, mais en mauvais état, comme à l’abandon. Le « Paso procesional » de Valladolid a été magnifiquement restauré.