Le Collège Royal des Chirurgiens (Royal College of Surgeons) joue un rôle important dans la formation initiale et permanente des chirurgiens en Angleterre.
La visite est organisée pour les membres de la section britannique de l’Ordre National du Mérite à l’invitation d’Adrian Marton, ancien vice président du College. Adrian nous parle de son histoire. Pendant longtemps, barbiers et chirurgiens, deux métiers autorisés à faire couler le sang, ont fait cause commune : c’est une compagnie des barbiers – chirurgiens que le roi Henri VIII reconnait en 1540. Les chirurgiens ne se séparent des barbiers qu’en 1745. Ils sont alors installés dans la City près de la Cour de Justice et sont autorisés à autopsier les corps des condamnés pendus haut et court.
Les chirurgiens s’installent à la fin du dix-huitième siècle à leur adresse actuelle, en bordure du square de Lincolns Inn Fields, près d’Holborn. Leur bâtiment abrite l’immense collection anatomique amassée par le chirurgien John Hunter (1728 – 1793). Une partie de cette collection a été détruite par un bombardement en 1941, qui a nécessité la reconstruction d’une grande partie du bâtiment. Ce qui en reste a été conservé dans un musée, le Hunterian Museum, qui a été réaménagé dans le College selon les canons de la muséologie moderne il y a quelques années. La visite du musée est recommandée aux étudiants en médecine. Mais de la visite de la salle des bocaux, où sont exposés sous formol des centaines d’échantillons d’organes humains et animaux, se déprend une insolite beauté. J’ai repensé à une récente émission de France Inter pendant laquelle une fille de Theodorakis, artiste peintre, racontait que Louise Bourgeois lui avait demandé de s’inspirer des collections du musée d’histoire naturelle et de lui rapporter ses trouvailles.
Le clou de la visite est la rencontre avec la responsable du centre de formation, Trisha Brown. Elle nous parle d’une manière passionnée des programmes organisés par le College et nous fait pénétrer dans le « théâtre d’opération », une salle simulant un bloc opératoire avec tous ses équipements. Deux côtés de la salle sont vitrés : dans une salle annexe, un formateur simule des événements cliniques sur un mannequin allongé sur la table d’opération : brutale perte de tension, hémorragie, etc. Dans l’autre peuvent prendre place des observateurs. Le théâtre d’opération est utilisé pour former des équipes de chirurgiens et d’infirmières pour des interventions d’urgence. Il est souvent utilisé par des équipes médicales de l’armée britannique en Afghanistan.
La bibliothèque du College est organisée par organes, de la tête aux pieds. Nous sommes dans le monde de l’anatomie classique. Lorsque je demande à Trisha si le College s’occupe de nano technologies, elle me répond que ce n’est pas dans le domaine d’intervention du College. Pas encore.
On célèbre cette année le centième anniversaire de la naissance du mathématicien Alan Turing (1912 – 1954).
« Transhumances » a consacré deux articles, en septembre 2009, à Alan Turing. Pendant la seconde guerre mondiale, il fut à Bletchley Park (près de Milton Keynes) à la tête d’une équipe de mathématiciens dont la fonction était de déchiffrer les codes de l’armée allemande. Il fit en particulier construire une machine électromagnétique appelée « Bombe » capable de simuler des millions de combinaisons en un temps court, d’éliminer les contradictions et de filtrer celles qu’il fallait étudier de plus près. On dit que les équipes de Bletchley, Turing en particulier, ont précipité de plusieurs mois la défaite d’Hitler. La « Bombe » fut aussi un précurseur des ordinateurs que, juste après la guerre, Turing s’employa à développer à Richmond puis à Manchester. Il se passionna pour l’intelligence artificielle. Les deux dernières années de sa vie, il se spécialisa en biologie mathématique, identifiant des schémas numériques rigoureux dans la structure des plantes.
En 1952, il fut inculpé pour homosexualité et, entre la prison et la castration chimique, il choisit cette dernière. Exclu de tout travail lié à la Défense, montré du doigt, il se suicida en mangeant une pomme chargée de cyanure.
En septembre 2009, le Premier Ministre Gordon Brown rendit hommage à Turing en ces termes : « au nom du Gouvernement Britannique et de tous ceux qui vivent libres grâce au travail d’Alan, je suis fier de dire : « nous sommes désolés, vous méritiez tellement mieux ».
De multiples événements sont organisés en cette « année Alan Turing », en Grande Bretagne et dans le monde.
Le livre de Siddharta Mukherjee, « The Emperor of All Maladies , a biography of cancer » (l’empereur de toutes les maladies, une biographie du cancer, Harper Collins, 2011) est l’un des meilleurs qu’il m’ait été donné de lire.
Siddharta Mukherjee, né en 1970 à New Delhi, est oncologiste et professeur à l’Université de Columbia. Il dit de son livre : « c’est une « biographie » dans le sens le plus vrai du terme – une tentative pour entrer dans l’esprit de cette maladie immortelle, pour comprendre sa personnalité, pour démystifier son comportement. Mais mon but ultime et de soulever une question au-delà de la biographie : la fin du cancer est-elle possible dans le futur ? Est-il possible d’éradiquer cette maladie de nos corps et de nos sociétés pour toujours ? »
Pour ne pas faire languir les lecteurs de « transhumances », disons tout de suite que non, le cancer ne sera jamais éradiqué, parce que les lois qui gouvernent le cancer (ou plutôt les multiples formes de cancer) répondent à des scénarios génétiques très proches de ceux qui gèrent la vie « normale » : la croissance, la réaction aux accidents, le vieillissement. En revanche, on commence à obtenir d’excellents résultats pour ajouter des années de vie saine à des personnes que la maladie aurait terrassées dans leur jeune âge.
Cette « biographie du cancer » est inclassable. C’est un livre d’histoire, qui nous parle des premiers témoignages sur l’existence de la maladie dans les hiéroglyphes de l’Egypte ancienne ; du nom donné par les Grecs à cette maladie, « onkos », masse ; de l’interprétation de cette maladie par Galen vers 130 de notre ère comme une « humeur noire » circulant dans le sang (de fait, le cancer « circule » dans le corps) ; des chirurgies mutilantes commencées au dix-neuvième siècle ; de l’invention de la chimiothérapie par Sidney Farber à partir de 1947 ; de la radiothérapie ; des découvertes dans le domaine de la génétique dans les années quatre vingt dix.
C’est aussi un excellent livre de vulgarisation scientifique, qui parvient à expliquer de manière claire les altérations génétiques qui transmettent aux cellules l’ordre de se diviser sans limite et inhibent les instructions de cesser cette division.
C’est un livre d’épistémologie, qui montre comment progresse la science, à base de déductions logiques, de ténacité mais aussi de curiosité. Il cite l’empoisonnement au gaz moutarde de marins à Bari pendant la seconde guerre mondiale. Le gaz avait décimé leurs globules blancs : pourquoi ne pas utiliser un agent chimique semblable pour tuer les cancers des cellules blanches du sang ? Il y a parfois dans le livre comme une ambiance de roman policier : on trouve des indices, on émet des hypothèses, on se trompe et soudain on trouve quelque chose d’inattendu qui révolutionne les connaissances.
C’est un livre politique. En 1971, le président républicain Richard Nixon déclara « la guerre au cancer », ce qui ne manque pas d’évoquer la « guerre au terrorisme » qu’un autre président républicain déclara exactement trente ans plus tard. Il recherchait un grand projet analogue à la conquête de la lune par Kennedy. « Impatient, agressif et focalisé sur les objectifs, Richard Milhous Nixon était de manière inhérente favorable aux projets impatients, agressifs et focalisés sur les objectifs ». Séduit par l’oncologiste Sidney Farber et par la lobbyiste Mary Lasker, il débloqua des millions de dollars pour des projets tous destinés à tester de nouveaux médicaments. Les résultats furent désastreux : ce n’est que vingt ans plus tard que la recherche fondamentale, tant méprisée par le président, permit d’entrer dans l’intelligence de la logique du cancer et de rechercher des drogues sélectives adaptées à chaque avatar de la maladie. Sol Spiegelman, un oncologue de l’Université de Columbia l’avait prédit : « un effort généralisé à ce moment serait comme essayer de poser un homme sur la lune sans connaître les lois de la gravité de Newton ».
Dans la même veine, le livre décrit l’incroyable combat pour faire reconnaître le tabac comme une cause majeure du cancer, face à un lobby de producteurs parfaitement informés de la nocivité de leur produit mais bien décidés à empêcher par tous les moyens l’adoption d’une législation préventive. Ils ont depuis redéployé leurs activités dans les pays en développement, où la fréquence des cancers est une marée montante.
C’est un livre d’aventure humaine. Du début à la fin, Mukherjee suit les tribulations de Carla Reed, 34 ans, éducatrice dans un jardin d’enfant, mère de trois enfants, arrivée le 19 mai 2004 à l’hôpital frappée d’une leucémie foudroyante. Mukherjee est nourri de littérature. Dans chaque chapitre, on trouve des portraits de médecins, de chercheurs, d’avocats, et naturellement de malades qui sont les héros connus ou anonymes de la lutte incessante contre les cancers.
L’auteur préféré de Mukherjee est Primo Levi, un ingénieur chimiste rescapé des camps nazis qui les décrivit avec un détachement scientifique tel qu’il rendait son témoignage poignant et insoutenable. Il cite aussi Susan Sontag, elle-même victime du cancer dans « la maladie comme métaphore » : « la maladie est le côté-nuit de la vie, une citoyenneté plus lourde. Quiconque est né porte une citoyenneté duale, dans le monde du sain et dans le monde du malade. Bien que nous préférions tous utiliser le premier passeport, tôt ou tard, chacun de nous est obligé, au moins pour une période, à nous identifier comme citoyens de cet autre lieu. »
Enfin, ce livre est magnifiquement écrit, avec une belle langue vibrante de l’émotion du chercheur qui s’émerveille de ce qu’il découvre et du clinicien éprouvé par ses échecs et ému des guérisons. Je cite un passage en anglais : « If one listens closely, there are organizational principles. The language of cancer is grammatical, methodical, and even – I hesitate to write – quite beautiful. Genes talk to genes and pathways to pathways in perfect pitch, producing a familiar yet foreign music that rolls faster and faster into a lethal rhythm, Underneath what might seem like overwhelming diversity is a deep genetic unity” (si on écoute attentivement, il y a des principes organisationnels. Le langage du cancer est grammatical, méthodique et même – j’hésite à l’écrire – assez beau. Les gènes parlent aux gènes et les chemins aux chemins sur exactement le même ton, produisant une musique familière et pourtant étrangère qui roule de plus en plus vite sur un rythme mortel. Sous ce qui peut sembler une diversité qui nous dépasse, il y a une profonde unité génétique).
En raison de son état de santé, le cosmologiste britannique Stephen Hawking n’a pu assister aux célébrations de son soixante-dixième anniversaire à Cambridge. Mais il a laissé un message : « soyez curieux ! ne renoncez pas ! »
Lorsqu’à l’âge de 21 ans, Stephen Hawking fut diagnostiqué une maladie neurologique dégénérative, le pronostic des médecins était que le patient n’avait que quelques années à vivre. La célébration de son soixante dixième anniversaire tient en elle-même du miracle, même si la maladie ne cesse de gagner au point de rendre pratiquement inopérant le système qui, par des contractions de sa joue interprétées par un ordinateur, lui permet de « parler » d’une voix synthétique.
Hawking a laissé un message à ses collègues de Cambridge. « Rappelez-vous de lever les yeux vers les étoiles et de ne pas regarder vos pieds. Essayer de faire du sens à partir de ce que vous voyez et au sujet de ce qui fait que l’univers existe. Soyez curieux. Et quelque difficile que la vie puisse sembler, il y a toujours quelque chose que vous pouvez faire et réussir. Ce qui importe, c’est simplement que vous ne renonciez pas ».
Dans son adresse, Hawking parle de sa scolarité médiocre à St Albans (à 10km de Watford et 40km de Londres) où il avait grandi.
Il conclut ainsi : « notre image de l’univers a beaucoup changé dans les 40 ans passés et je suis heureux d’y avoir apporté une petite contribution. Le fait que les humains – qui sommes nous-mêmes de simples collections de particules de la nature – ont été capables de tant s’approcher d’une compréhension des lois qui nous gouvernent, nous et notre univers, est un grand triomphe. »