Le principe de rédemption

101231_patinir_styx.1293784460.jpg

Qu’est-ce qui nous fait considérer la loi du « œil pour œil dent pour dent » comme barbare ? Un cas judiciaire récent en Iran nous amène à nous poser la question.

Dans The Guardian du 30 décembre on lit l’information suivante : « Un Iranien reconnu coupable d’une agression à l’acide a été condamné à perdre un œil et une oreille. L’homme, identifié seulement comme Hamid, a aussi été condamné à payer le prix du sang après avoir été déclaré coupable de l’agression commise en 2005, selon l’agence iranienne Fars. »

Qu’est-ce qui m’a fait hérisser le poil à la lecture de cette dépêche noyée au milieu de dizaines d’informations plus considérables ?

L’horreur que j’éprouve tient certainement au fait que je ne considère pas l’œil comme un organe parmi d’autres. Je dirais volontiers d’un être cher que « j’y tiens comme à la prunelle de mes yeux ». J’accepterais de bon gré une opération chirurgicale sur n’importe quelle partie de mon corps. Le jour où je devrais être opéré de la cataracte, je m’obligerais à un travail en profondeur sur les ressorts de cette phobie.

Mais Hamid aurait aussi pu être condamné à l’amputation d’une main ou d’un pied. C’est l’irréversibilité de la peine qui pose problème. Il y a d’abord le risque de l’erreur judiciaire, au cœur du débat sur la peine de mort aux Etats-Unis. Mais il y a aussi une question éthique, qui se joue autour du concept de rédemption. Quelqu’un qui a commis une faute, aussi lourde soit-elle, doit payer pour cette faute mais doit aussi se voir reconnaître le droit de se racheter. Exécuter ou amputer un criminel, c’est considérer que sa faute est inexpiable, que sa vie doit s’arrêter ou s’estropier à jamais.

Nos sociétés occidentales sont loin de parvenir à inscrire le principe de rédemption dans les faits. Leur système pénitentiaire châtie mieux qu’il ne réinsère. Mais le cadre éthique de référence est bien la croyance dans le fait qu’aucun humain n’est si radicalement vicié qu’il ne puisse jamais s’amender. C’est exactement à l’opposé de la philosophie de « l’oeil pour oeil ».

Illustration : « la traversée du Styx » par Joachim Patinir, Musée du Prado, Madrid

Bonheur National Brut

110107_happiness_index_cameron_steve_bell_nov26_2010.1294480094.jpg

L’enquête d’opinion sur le degré d’optimisme ou de pessimisme parmi les nations me fait rebondir sur le débat relatif à la construction d’indices de bonheur ou de bien-être.

En 1972, l’ancien roi du Bouthan Jigme Singe Wangchuck avait fixé pour objectif à son pays l’augmentation du Bonheur National Brut au lieu du Produit National Brut. Cet objectif fut confirmé par le roi actuel en novembre 2008, lors de son couronnement.

Tout le monde reconnait les limites du « produit national brut », qui ne prend en compte que les services marchands (pas le travail domestique ou le volontariat) et inclut des dépenses (comme les dépenses militaires) qui ne contribuent pas immédiatement au sentiment de bien-être.

En Grande Bretagne, le Premier Ministre David Cameron a annoncé en novembre dernier le lancement d’un indice de bien-être, qui inclura des indices existants (notamment ceux qui contribuent à l’indice de développement humain, tels que l’espérance de vie ou l’éducation) et des mesures subjectives relatives à la psychologie et aux attitudes des citoyens. Les difficultés sont nombreuses : au lieu de suivre les mouvements volatils du sentiment des gens, ne vaudrait-il pas mieux mesurer tout simplement l’évolution de la santé mentale de la population ? Et, à supposer que l’on puisse construire un indice satisfaisant, comment peut-on y fonder des politiques : comment un gouvernement pourrait-il réagir à une soudaine diminution de 10 ou 20% de l’indice ?

Le rapport Stiglitz – Sen – Fitoussi

En France, d’intéressantes propositions ont été formulées par le rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi remis en Septembre 2009 au président de la République. L’INSEE en rend compte dans un intéressant dossier intitulé « les recommandations du rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi, quelques illustrations, http://www.insee.fr/fr/ffc/docs_ffc/ref/ecofra10d.PDF. Il constitue une bonne synthèse des réflexions actuelles sur la mesure du bien-être et offre des points de comparaison avec d’autres pays.

Comment mesurer le sentiment de bien-être des individus ? Le rapport suggère de prendre en compte la présence de sentiments ou d’affects positifs, c’est-à-dire de flux d’émotions positives (comme le bonheur et la joie ou la sensation de vitalité et d’énergie) ressentis sur un intervalle de temps ; et aussi l’absence de sentiments ou d’affects négatifs, c’est-à-dire d’émotions négatives (comme la colère, la tristesse ou la dépression) sur un intervalle de temps.

Parmi les indices objectifs de la qualité de la vie, l’espérance de vie est importante. On sait qu’elle s’est considérablement accrue, jusqu’à atteindre 84 ans pour les femmes et 77 ans pour les hommes en France. Un autre concept tend à s’imposer, celui d’espérance de vie « en bonne santé » : 64 ans pour les femmes, 63 ans pour les hommes.

Le degré d’éducation, l’insécurité économique (chômage), les inégalités, le taux de pauvreté (pourcentage de personnes qui vivent avec moins de 60% du revenu médian), le « taux de victimisation » (pourcentage de citoyens victimes d’un crime ou d’un délit) contribuent aussi à la mesure de la qualité de la vie. La position de la France est enviable : le taux de pauvreté est plus bas que dans d’autres pays comparables, le taux d’inégalité a décru alors qu’il s’est accru ailleurs, le « taux de victimisation » est plus faible et en nette diminution.

Bonheur durable

 Enfin, le rapport s’attarde sur la « soutenabilité » économique et environnementale du bien-être : une chose est la qualité de la vie aujourd’hui, autre chose est celle que nous lèguerons aux générations à venir. Dans ce domaine, on peut mentionner l’Happy Planet Index, http://www.happyplanetindex.org/, qui révèle l’efficacité écologique avec laquelle le bien-être humain est produit. La France arrive dans ce classement au 71ième rang, le premier étant le Costa Rica, résultat surprenant quand on connait les dégâts produits par l’agriculture extensive dans ce pays. La carte d’Europe du bien-être éclogiquement soutenable est présentée ci-dessous.

110107_happy_planet_index.1294480185.jpg

Illustration : caricature de Steve Bell dans The Guardian du 26 novembre. M. Bien-être Heureux (David Cameron) apporte la réalisation de soi.

Les Nigérians sont optimistes !

110105_nigeria_happiest_place.1294264761.jpg

Selon une récente enquête d’opinion, les Français sont les champions du monde du pessimisme. Les Nigérians, au contraire, regorgent d’optimisme.

Humeur ténébreuse en France…

Le Monde du 4 janvier a mentionné les résultats d’un sondage d’opinion réalisé par les instituts BVA et Gallup International Association auprès de plus de 64 000 personnes dans 53 pays et publiés la veille dans « Le Parisien – Aujourd’hui en France ». Il apparait que les Français détiennent la palme du pessimisme. Au classement des plus optimistes, les Vietnamiens arrivent juste avant les Nigérians, les Ghanéens, les Chinois, les Brésiliens et les Bengalis. Dans la catégorie des plus pessimistes, juste derrière les Français arrivent les Islandais, les Britanniques, les Roumains, les Serbes, les Lituaniens et les Kosovars, tous des peuples européens.

Le Parisien a interrogé un expert indien, Gurdaran Das. « Parfois, dit-il, j’imagine un peu la France comme un gros chat rassasié, confortablement assoupi auprès du feu… Il faut avoir un peu faim pour savourer le bonheur. » M. Das a une autre explication, plus valorisante : « Relisez André Gide, Malraux, Flaubert… Nulle part ailleurs, vous ne trouverez cette clairvoyance et cette lucidité profondes sur soi-même ! Peut-être que votre pays se montre plus pessimiste que les autres tout simplement parce que l’esprit français est plus rapide à traduire en mots et en pensées tous les dysfonctionnements de la planète. » Pessimiste et lucide, voilà bien le génie français. On pourrait ajouter la déception des français à l’égard de sa classe politique, en particulier la fraction de celle-ci qui exerce actuellement le pouvoir.

… Rêves dorés au Nigéria

Mais faisons un tour du côté des peuples optimistes. The Guardian du 5 janvier reproduit un article de Bim Adewunmi, une binationale nigériane et britannique, intitulé « le Nigéria, l’endroit le plus heureux de la terre ».

« Le hall des arrivées à l’aéroport international Murtala Mohammed de Lagos a cette sorte d’humidité qui fait se sentir comme une serviette chaude. A l’instant où vous défaites de cette impression, un panneau massif vous accueille fièrement au Nigéria. Sous le mot de bienvenue, écrit dans une écriture cursive chaleureuse, on lit le slogan : « l’endroit le plus heureux du monde ! »

La dernière fois que j’ai visité le Nigéria, ce slogan m’a faite éclater de rire. Mais maintenant une étude mondiale l’a confirmé : dans un sondage Gallup, les Nigérians recevaient la note 70 pour l’optimisme. Par contraste, les Britanniques obtenaient une note profondément pessimiste, -44. Pourquoi la Grande Bretagne est-elle si maussade ? Et qu’est-ce qui peut bien rendre les Nigérians heureux ?

Au premier regard, c’est difficile à voir. Le Nigéria est vu comme un endroit où la corruption prospère (…) La violence sectaire n’arrête pas de grimper, tout récemment avec des bombes la veille de Noël dans la ville de Jos, au nord. Et les Nigérians ne sont pas non plus étrangers à la guerre civile et aux troubles, les plus terribles ayant été la guerre du Biafra, pendant trois ans. Et puis il y a la pauvreté écrasante. Et pour couronner le tout, les escrocs passibles du « 419 » (article du code pénal nigérian) – tous ces « princes » qui cherchent à placer leur millions dans des comptes dans vos banques – qui sont devenus, d’une manière embarrassante, l’une des plus fameuses exportations du Nigéria.

Mais si l’on fait l’effort de mieux regarder, l’optimisme semble moins déplacé. Le Nigéria est la troisième plus grande économie d’Afrique – et cette économie ne cesse de croître. On répète souvent qu’un Africain sur 20 est Nigérian. Les Nations Unies estiment la population à 154.729.000 habitants, ce qui est étonnant pour une nation dont la taille est environ deux fois celle de la Californie.

Le Nigéria a toujours combattu au dessus de son poids dans le domaine artistique aussi, depuis la musique de Fela Kuti et Tony Alen aux travaux littéraires de Chinua Achebe, Cyprian Ekwensi et Ola Rotimi, de même que le Prix Nobel Wole Soyinka. L’art Yok, Yoruba et Bénin est mondialement célébré pour sa complexité et sa beauté. Et il y a le pétrole brut, qui fait du pays le douzième producteur mondial (…)

La vie quotidienne n’est guère une séquence de bal en technicolor, mais je n’ai jamais vécu dans un endroit aussi joyeux – et j’ai une fois vécu dans la patrie hippie, la Californie. Je ne peux donner une réponse définitive, mais je crois que la joie vient du fait de voir et de passer à travers du pire de ce que la vie peut offrir ; c’est un optimisme né de l’espoir(…)  Il y a un esprit d’entrepreneurs – les gens s’étonnent si l’on admet un manque d’ambition. Les Nigérians veulent bouger, et croient, à tort ou à raison, qu’ils le peuvent. Cette ambition et ce programme nourrissent leur optimisme ; ils travaillent pour le bonheur, donc ils sont heureux(…)

Mon père cite souvent un proverbe Yaruba : « Jimoh to ma l’oyin, Alamisi le yan ma ti mo. ». En gros, il se traduit « si le vendredi va être doux, vous le saurez le jeudi ». Il peut sembler que les Nigérians n’ont pas beaucoup de raison d’être heureux, mais peut-être ont-ils déjà vu ce que vendredi leur promet, et ce qu’ils voient les réjouit. »

Photo « The Guardian » : Supporters à l’intronisation du président Umaru Musa Yar’Adua en 2007

 

Rencontres de décembre

101229_rencontres_decembre.1293635472.jpg

Chaque année nous passons quelques jours à Paris autour de Noël. Cette période très spéciale est aussi une occasion privilégiée de rencontres.

Autour de la table familiale de Noël, on s’empresse d’immortaliser les retrouvailles par des dizaines de photographies. D’un 25 décembre à l’autre, ces instantanés séparés de 365 jours racontent comme en accéléré l’histoire de quatre générations, des plus anciens nés dans les années vingt aux tout jeunes enfants dont la personnalité s’affirment. Nous nous racontons nos vies, la maison que l’on achète, une excursion au Mont Fuji, les suicides de France Télécom,  les vols annulés, les films à voir.

Noël se prolonge par un festin entre amis. La soirée est assombrie par la nouvelle du décès de la maman de l’une d’entre nous. Nous échangeons des nouvelles des gens que nous aimons.  Nous parlons du décès d’une amie proche, de la préparation d’un mariage, d’un groupe de rock, d’un stage de cornemuse en Ecosse, d’une conversion à l’Islam, du fiasco de la vaccination contre la grippe porcine et de ce bien précieux qu’est l’amitié.

Comme chaque année, nous rencontrons Paris. Place des Vosges, nous visitons la Maison de Victor Hugo, toute pleine du souvenir de Juliette Drouet et de Guernesey, et nous flânons malgré le froid intense sous les arcades illuminées par les vitrines de galeries d’art moderne. Nous descendons les Champs Elysées, dont la perspective est fermée par la grande roue des Tuileries, resplendissante de lumière dans la nuit.  Avec nos jeunes, nous dégustons un couscous au Quartier Latin. Nous rendons visite à une amie dans la boutique d’art qu’elle gère près de la Place Vendôme. Nous prenons un petit déjeuner dans une brasserie typiquement parisienne de Montparnasse.

Photo The Guardian, célébration de Noël dans la rue à Sã Paulo, Brésil.