En finir avec les privatisations ?

100322_tube_strike_2004.1269296317.jpg

 Transhumances a consacré un article à l’historien américain Tony Judt, paralysé par une maladie dégénérative (Nuit, 12 janvier 2010). Dans le supplément « Review » du quotidien the Guardian du 20 mars, celui-ci écrit un manifeste politique intitulé « que faire ? » (what is to be done ?). Il prône une rupture nette avec le crédo des années quatre-vingts et quatre vingt dix, en particulier la foi dans l’efficacité des privatisations.

« Avec l’avènement de l’Etat moderne (en particulier tout au long du dernier siècle), les transports, les hôpitaux, les écoles, les systèmes postaux, les forces de police et un accès à la culture à petit prix – services essentiels qui ne sont pas bien servis par le moteur du profit – furent placés sous une réglementation ou un contrôle publics. On les rend maintenant aux mains d’entrepreneurs privés. Ce à quoi nous avons assisté, c’est le passage continuel de la responsabilité publique au secteur privé, en contrepartie d’aucun avantage collectif discernable. Contrairement à la théorie économique et au mythe populaire, la privatisation est inefficace. 

Il a été calculé que dans le processus de privatisation de l’ère Thatcher, le prix délibérément bas auquel furent cédés des actifs historiquement publics avait abouti au transfert de 14 milliards de livres des contribuables aux actionnaires et autres investisseurs. A cette perte, il faut ajouter 3 milliards de livres de commissions aux banquiers qui conduisirent les privatisations. »  Judt ajoute le coût de la réintégration dans le secteur public d’entreprises privatisées qui font faillite, comme certains hôpitaux du service national de santé ou le métro londonien.

« En bref, les gouvernements donnent de plus en plus en fermage leurs responsabilités à des sociétés privées qui s’offrent pour les administrer mieux que l’Etat et à moindre coût. Au 18ième siècle, on appelait cela les Fermiers Généraux. Les premiers gouvernements modernes manquaient souvent de moyens pour collecter les impôts et lançaient des appels d’offres à des individus privés pour qu’ils s’en chargent. Celui dont la mise était la plus haute emportait la charge et était libre – une fois qu’il avait payé la somme – de collecter tout ce qu’il pouvait et de conserver les résultats. Le gouvernement supportait une réduction sur le montant d’impôt espéré, en contrepartie d’un paiement d’avance. Après la chute de la monarchie en France, il fut généralement admis que le fermage des impôts est un système inefficace jusqu’à l’absurde. En premier lieu, il discrédite l’Etat représenté par un profiteur privé avide. Deuxièmement, il génère considérablement moins de revenus qu’un système de recette fiscale gouvernemental bien administré, ne serait-ce qu’à cause de la marge de profit additionnelle du collecteur privé. Et troisièmement, on obtient des contribuables dégoûtés. Il en va aujourd’hui comme au 18ième siècle : en éviscérant les responsabilités et les capacités de l’état, nous avons miné la position qu’il occupe. Peu de gens en Grande Bretagne continuent à croire en ce qu’on croyait être une « mission de service public » : le devoir de fournir certaines sortes de biens et de services simplement parce qu’ils sont d’intérêt public. »

Tony Judt se fait l’avocat d’un changement radical de consensus politique. La priorité des priorités doit être la réduction des inégalités. « L’inégalité n’est pas seulement un problème technique. Il illustre et exacerbe la perte de la cohésion sociale (…) Si nous restons inégaux jusqu’au grotesque, nous perdrons tout sens de la fraternité. Et la fraternité, malgré toute sa fatuité en tant qu’objectif politique, s’avère la condition nécessaire du politique lui-même. »

(Photo illustrant l’article du Guardian : usagers du métro londonien traversant le pont de Waterloo  un jour de grève en 2004)

Mary Robinson, « une terrible urgence »

100313_mary_robinson__desmond_tutu.1268592167.jpg

Le quotidien « The Guardian » a publié le 13 mars une interview de Mary Robinson, présidente de la République d’Irlande dans les années quatre vingt dix, par la journaliste Aida Edemariam.

Agée de soixante cinq ans, Mary Robinson revient vivre dans son pays après treize années passées à New York. Elle y avait occupé le poste de présidente de la Commission des Nations Unies pour les droits de l’homme, avant de devoir démissionner sous la pression de l’Administration Bush qui la considérait trop tiède sur la « guerre contre le terrorisme » et pro palestinienne.

Membre des Anciens, un groupe de 12 éminents leaders réuni par Nelson Mandela et présidé par Desmond Tutu, elle entend se consacrer maintenant à la « justice climatique », en particulier pour que les peuples les plus affectés par le réchauffement climatique (généralement ceux qui contribuent le moins au phénomène) reçoivent une juste compensation. Elle pense que, face à des gouvernements paralysés, c’est à la société civile qu’il faut en appeler. Elle est particulièrement préoccupée par la fragilité de la plus grande démocratie du monde, les Etats-Unis : « Obama essaie d’offrir un leadership, mais je pense que le système politique américain est en train de devenir dysfonctionnel, et cela est vraiment, vraiment préoccupant. »

Sur le thème de la justice climatique, Mary Robinson ressent un terrible sens de l’urgence.

(Photo The Guardian : Mary Robinson avec Desmond Tutu)

Disconnect

100302_disconnect1.1267956017.jpg

Le Royal Court Theatre de Londres donne jusqu’au 20 mars « Disconnect », une pièce de Anupama Chandrasekhar, jeune dramaturge basée à Chennai en Inde. Elle met en scène une équipe d’opérateurs d’un call centre de Chennai affectés au recouvrement de créances privées dans l’Illinois.

Le premier personnage à entrer en scène est une manager, Jyothi. « OK, je suis Jyothi, en vérité. Les gens m’appellent Sharon (rires). J’étais Jennifer pour les appels entrants et Michelle pour les appels sortants. Mais j’ai toujours voulu être Kate, comme Winslet. Ou Hudson. » Dès le début, le ton est donné. Les personnages sont indiens, mais leurs interlocuteurs au bout du fil sont des débiteurs américains et à force de se faire passer pour leurs voisins et de contrefaire leur accent, ils finissent par laisser pénétrer le rêve américain au tréfonds de leur âme.

Jyothi reçoit dans son bureau un superviseur d’environ 45 ans, Avinash. Elle lui explique que selon tous les critères d’évaluation, A- aptitude, B- attitude, C- performance, D- engagement, il tombe dans la catégorie des employés à basse performance. Puisqu’il ne réussit pas à New York, il est muté à une région moins stressante : l’Illinois. Où est l’Illinois ? demande Avinash. Au quatrième étage, répond Jyothi Sharon.

La nouvelle équipe d’Avinash est composée de trois jeunes Indiens : Vidya, alias Vicki Lewis ; Giri, alias Gary Evans ; Rohan, alias Ross Adams. Ils travaillent de nuit, quand il fait jour à Chicago, et, contrefaisant l’accent américain, prétendent qu’ils appellent de Buffalo. Leur salaire est fonction d’objectifs de sommes recouvrées presque inatteignables. Ils doivent suivre à la lettre un script détaillé. Mais ils doivent aussi s’adapter aux situations et aux personnalités qu’ils rencontrent au bout du fil : les débiteurs ont divorcé, ont perdu leur emploi, ou ont tout simplement perdu la tête, cédant pour un moment à une frénésie de consommation dont ils n’ont pas les moyens. Tous les moyens sont bons, cajolerie, flatterie, menace : « vous avez fait une promesse. C’est le moment de la tenir. Voulez-vous que vos fils sachent que vous êtes un menteur et un tricheur ? Parce que si vous ne payez pas, c’est ce que vous êtes. Arrêtez de pleurer. Soyez quelqu’un dont vos fils seront fiers », dit Vidya à un débiteur, Harry Coltrane. Coltrane se suicidera une heure plus tard, plongeant Vidya dans une crise personnelle et professionnelle.

Giri s’est lui aussi endetté, à l’image des débiteurs qu’il poursuit. Sa vie dépend de son bonus. Ross finance par son travail les études de son frère à l’étranger et rêve d’émigrer. Il fantasme sur une débitrice de Chicago, Sara, imaginant qu’il entre avec elle dans une relation extra-professionnelle qui lui permettra de fuir Chennai. Usurpant l’identifiant du superviseur, il annule sa dette. Mais Sara, loin de lui en savoir gré, poursuit la compagnie en justice pour harcèlement. Insensible à la catastrophe, Ross, licencié de l’entreprise et menacé de poursuites pénales, contemple dans la nuit la décharge voisine du call centre et y voit Chicago, ses buildings et ses lumières.

Peu de livres ou de scénarios évoquent la vie professionnelle d’aujourd’hui. « Disconnect » d’Anupama Chandrasekhar est une exception. Magnifiquement jouée, intelligemment mise en scène malgré un espace exigu, sa pièce nous offre un bon moment de théâtre.

(Photo The Times : Nikesh Patel dans le rôle de Ross et Ayesha Dharker dans celui de Vidya)

Belles filles albanaises

100306_berlusconi_berisha.1289641004.jpg

Au cours d’une conférence de presse avec le Président albanais Sali Berisha le 11 février, le Président du Conseil Italien Silvio Berlusconi a demandé à l’Albanie plus de contrôle sur les passeurs clandestins, et a ajouté : « pour ceux qui amènent de belles filles, nous ferons une exception ». L’écrivaine albanaise Elvira Dones lui a écrit une lettre ouverte. Nous la publions ce 8 mars, jour des droits de la femme.

Moi, écrit Elvira, ces « belles filles » je les ai rencontrées, j’en ai rencontré des dizaines, de nuit et de jour, en cachette de leurs proxénètes, je les ais suivies de Garbagnate Milanese jusqu’en Sicile. Elles m’ont raconté des lambeaux de leurs vies violées, brisées, dévastées. A « Stella », ses patrons avaient tatoué sur son estomac un mot : pute. C’était une belle fille avec un défaut : enlevée en Albanie et transportée en Italie, elle refusait d’aller sur le trottoir. Après un mois de viols collectifs par des proxénètes albanais et leurs associés italiens, elle dut s’incliner. Elle connut les trottoirs du Piémont, du Latium, de la Ligurie et bien d’autres. Et seulement alors, trois ans plus tard, ils lui tatouèrent sa profession sur le ventre, comme çà, par jeu ou par caprice.

Autrefois, elle était une belle fille, oh oui ! Aujourd’hui c’est un déchet de la société, elle ne deviendra jamais plus amoureuse, elle ne deviendra jamais maman ou grand-mère. Cette pute sur le ventre lui a retiré toute lueur d’espoir et de confiance en l’homme, le massacre par les clients et les protecteurs lui a détruit l’utérus.

Elvira termine ainsi sa lettre ouverte à Berlusconi : « L’Albanie n’a plus de patience ni de compréhension pour les humiliations gratuites. Je crois que vous devriez arrêter de considérer les drames humains comme du matériau pour des plaisanteries de bar à heure tardive et que vous n’auriez qu’à y gagner. »

Les humiliations mentionnées par Elvira dépassent le cadre de la plaisanterie déplacée. Le Président du Conseil italien, dans la même conférence de presse, envisageait de faire de l’Albanie un producteur régional d’énergie. Il s’agirait en réalité de construire dans ce pays les centrales nucléaires dont les Italiens ne veulent pas sur leur sol. L’Albanie se prépare à recevoir les déchets de sa grande voisine.

Elvira Dones, née en Albanie en 1960, exerce aux Etats-Unis le métier d’écrivaine et de metteuse en scène. Sa lettre m’a été communiquée par le groupe « Uomini in Cammino » de Pinerolo, Piémont.  Photo de la conférence de presse commune de Berlusconi et Berisha à Rome, La Repubblica, http://www.repubblica.it/cronaca/2010/02/12/news/berlusconi_sbarchi-2272819/