Dans « Charge » (La Découverte, 2023), la rappeuse et slammeuse Treize raconte son expérience d’une quinzaine d’années « en pays psychiatrique », marquée par plusieurs séjours en hôpital et la dépendance aux médicaments, puis par la reconquête douloureuse de la maîtrise sur sa vie.
Son témoignage bouleversant dans « les matins du samedi » de France Culture m’a donné envie de lire ce livre. Son titre, « Charge » prend ici un double sens. L’ouvrage constitue un réquisitoire contre la situation de pouvoir dont disposent les psychiatres à l’égard des « psychiatrisés » : « il y a trop de docteurs, trop de molécules », écrit Treize dans un poème.
Le mot « charge » évoque aussi le poids des médicaments que l’on fait absorber aux patients : antidépresseurs, anxiolytiques, antipsychotiques. « Ils l’ont tellement chargé, je le vois tout de suite, dit Treize d’un jeune homme hospitalisé. Je comprends l’ampleur de la chimie dans son sang au premier coup d’œil : il a tout le corps en portemanteaux. » Elle parle « de prison chimique », « d’artillerie pharmaceutique », « de représailles chimiques » en cas d’insoumission. Du « viol intestinal » qu’elle subit.
Les psychiatres font peur. « Le bateau-mouche, c’est la tournée médicale des psychiatrisés : un groupe de médecins, étudiants, infirmières qui, tous les jours sauf le dimanche, passe de chambre en chambre. L’embarcation mobile fait des arrêts choisis en fonction des intérêts du jour pour que les passagers regardent ce qui se passe sur la rive (…) C’est pendant ces moments que des décisions sont prises sur la chimie qu’on fourre ou non dans ton corps, sur les autorisations de sortie dont tu vas disposer, sur l’étendue de tes droits en pays psychiatrique. »
Il y avait deux camps, dit l’autrice. « Des personnes à qui l’on pouvait administrer le l’électricité dans la tête, et d’autres qui étaient en charge de décider de les administrer. Coucou ! Vous êtes entrée en pays psychiatrique ». Parler de relation de confiance entre le malade et son médecin relève du fantasme. C’est d’une brutale relation de pouvoir qu’il s’agit. Treize raconte une expertise psychiatrique, alors qu’elle cherche à travailler de nouveau. Pour calmer son angoisse, elle exige d’être accompagnée. De mauvaise grâce, le psychiatre finit par accepter. Il s’assied sur son bureau. « Son corps est trop près, son entrejambe trop ouvert, son regard trop haut, je me crispe jusqu’à la rate. Je suis sidérée, il a réussi. »
Le diagnostic est vécu d’une manière paradoxale. Il est rassurant : quand on est étiqueté « bipolaire type 3 », on connait son identité, sa place dans la société. Les diagnostics sont aussi « des coups de perceuse dans nos cervelles. « Un coup d’enclume psychologique suffisamment bien placé et on change de camp pour toujours ». Sans compter qu’un psychiatre ne reconnaîtra pas volontiers l’erreur de diagnostic commise par un collègue.
La psychiatrisée profite d’une « fenêtre thérapeutique » pour s’engager dans le sevrage. Ce sera un chemin solitaire. « La psychiatrie laisse aussi peu d’espace au chemin thérapeutique d’éclore qu’un champ de maïs d’agriculture intensive pollué d’engrais laisse de chances aux fleurs de pousser. »
« Les émotions arrivent, en force. C’est un tsunami à l’intérieur de moi. Ça explose, on dirait des bombes. Je suis dans le tambour de la machine à laver émotionnelle, ça me cogne de partout (…)
« Les mois passent. Il y a tout à réapprendre, des fonctions vitales ont été atteintes. Mon corps met plusieurs semaines à retrouver l’alternance jour/nuit, il a été forcé par des cachets pendant des années pour dormir et se réveiller, il ne sait plus fonctionner par lui-même (…)
« Ma voix revient. Je recommence à chanter lorsque j’ai des peurs qui viennent. Je fais vibrer mes cordes vocales au son du tambour de ma machine à laver émotionnelle. »
« Charge » est un livre magnifique, lourd d’une douleur écrasante et d’une foi en la capacité de se relever et de se libérer de la prison psychiatrique. Il est écrit dans un langage brutal et dense. Inoubliable.
Le domaine de la psychiatrie est proche de celui de la prison. Treize parle de la « prison de la chimie ». Beaucoup de personnes emprisonnées souffrent de pathologies psychiques. Lorsque des criminels souffrent d’une absence de discernement au moment de leur acte, ils peuvent être déclarés irresponsables pénalement. Au lieu d’être jugés et condamnés à l’emprisonnement pour une durée déterminée, ils peuvent être enfermés sans leur consentement dans un hôpital psychiatrique sans terme fixé à leur captivité.