L’autobiographie de Charlotte Perriand, « Une vie de création » (Odile Jacob 1998) est passionnante : elle raconte une vie riche en rencontres et en péripéties et un itinéraire artistique exceptionnel.
J’ai acheté ce livre après avoir visité la fascinante exposition « Le monde nouveau de Charlotte Perriand » à la Fondation Louis Vuitton. Elle se visite jusqu’au 24 février 2020.
Charlotte Perriand a mené une longue vie : de 1903 à 1999. On ne compte pas les voyages qu’elle a accomplis, en Europe, en Asie et au Brésil. Le récit de ses années 1940 – 1946 est romanesque. Invitée au Japon en 1940, elle parvient à traverser la France de la débâcle et à s’embarquer, in extremis, à Marseille. Elle vit là-bas une période passionnante de rencontres et de découverte de la culture japonaise.
Au Japon
Mais lorsque le Japon entre en guerre contre les États-Unis, les étrangers deviennent suspects. Elle se replie en Indochine. Elle s’y marie à un fonctionnaire à la personnalité aussi opposée que possible de la sienne : « le Pôle Nord allait s’unir au Pôle Sud », dit-elle joliment. Elle accouche d’une petite fille, Pernette, à Dalat, au Vietnam, en 1944. Les mois qui suivent sont éprouvants : le Japon a pris le contrôle de l’Indochine, les Français sont maltraités. Elle ne reviendra en France que six ans après l’avoir quittée en principe pour deux ans !
Ce qui frappe chez Charlotte Perriand, c’est sa joie de vivre qui la pousse parfois à l’imprudence. En 1931 à Cologne. « Une de ces folies dont j’avais coutume. À la tombée de la nuit, en traversant un pont du Rhin, l’idée germa de s’y baigner. Mes deux amis me précédèrent et sortirent immédiatement frissonnants. Ils me recommandèrent de ne pas les suivre… Je déteste entrer par les pieds dans une eau trop fraîche. Je plongeai. Immédiatement entraînée par un courant violent, je luttai pour longer la berge surélevée. Je ne sortis de cette impasse qu’un kilomètre plus loin, nue, transie. »
Diplômée d’une école d’arts décoratifs, c’est pourtant une voie opposée qu’elle emprunte professionnellement. Elle entre en 1927 dans l’atelier de Le Corbusier (qu’elle appelle familièrement Corbu) et Pierre Jeanneret. Il ne s’agit pas de rendre beau un espace donné en y ajoutant des objets d’art. L’architecture va de l’intérieur vers l’extérieur : on définit les fonctions que le bâtiment doit remplir, et à partir de la fonctionnalité on dessine son enveloppe. Cette dynamique mène à des formes dépouillées. L’utilisation du béton s’y prête bien.
L’architecture procède de l’intérieur vers l’extérieur
Quelques formules de Perriand : « L’architecture procède de l’intérieur vers l’extérieur, c’est un aller-retour. Elle doit répondre à nos besoins, offrir aux bouts des doigts les prolongements de nos gestes quotidiens, qu’il s’agisse d’un logis, d’un hôpital (…) L’architecture est biologique. Le soleil est primordial à la santé. Le confort sonore est nécessaire à l’équilibre, la ventilation doit être assurée indépendamment de la vision, le chaud et le froid doivent être contrôlés. » Elle ajoute : l’architecture est musicale, elle applique les proportions du nombre d’or comme le ferait un compositeur.
Amoureuse du Japon, Charlotte Perriand s’inspire aussi du taoïsme. Elle parle de l’art d’habiter : « Non seulement l’habitat doit réaliser les données matérielles, mais créer les conditions de l’équilibre humain et de la libération de l’esprit. Il faut ici prendre position. Allons-nous faire du plein ou du vide ? Cette question apparemment ridicule a son importance. Pour certains, le vide, c’est le néant ou l’indigence ; pour d’autres, la possibilité de penser et de se mouvoir. « Ce n’est que dans le vide que réside vraiment l’essentiel. Le vide est tout-puissant parce qu’il peut tout contenir » (Okakura, le livre du thé). »
L’art de construire
Dans ses créations, Charlotte Perriand était résolument innovatrice, dans les formes comme dans les matériaux et les techniques – en particulier la préfabrication d’éléments entiers comme les sanitaires. Elle avait un respect profond pour les hommes de l’art, maçons, menuisiers, plombiers.
Elle avait aussi le sens des réalités économiques. Elle travailla dans la dernière période de sa vie à la construction de la station des Arcs aux côtés du promoteur Roger Godino. Elle cite une lettre de celui-ci : « l’architecture n’est pas l’art de faire des plans de construction, mais il est l’art de construire, ce qui n’est pas la même chose (…) Et d’ailleurs, c’est ce qui différencie les architectes qui construisent de ceux qui ne font que des plans. Les premiers acquièrent une réelle expérience qui manque cruellement aux seconds. »
Roger Godino est décédé l’an dernier, vingt ans après Charlotte Perriand. Celle-ci laisse une œuvre considérable, à laquelle l’exposition à la Fondation Louis Vuitton rend hommage.