Dans Torto Arado (Charrue tordue, disponible en français en avril 2023), Itamar Vieira Junior raconte la vie d’une communauté de paysans sans terre du nord-est du Brésil sur plusieurs générations.
Ce n’est qu’en 1888 que le Brésil a aboli l’esclavage. Dans le nord-est du pays, les « quilombolas », esclaves devenus libres, errèrent à la recherche d’une subsistance. Beaucoup se laissèrent séduire jusqu’à la folie par le mirage du diamant. Le livre de Vieira Junior raconte l’histoire d’une communauté villageoise du Diamantino.
Dans les années 1930, les propriétaires terriens d’Água Negra avaient accepté l’installation de quilombas dans leur fazenda dès lors qu’ils leur remettraient une bonne part de leurs récoltes et que leurs maisons soient construites en torchis, faciles à détruire selon leur bon vouloir.
Le fondateur de la communauté était José Alcino de Silva, connu sous le nom de Zeca Chapeu Grande (Zeca Grand Chapeau). Il en resta le leader pendant des décennies pour sa capacité d’organisateur et de pacificateur, mais aussi et surtout par sa relation avec le monde des esprits. Zeca Chapeu Grande était le curateur des fêtes du Jarê, pendant lesquelles les esprits prenaient possession du corps de participants à la fête, les « enchantés ». Il ne cachait pas son embarras lorsqu’il devait revêtir une robe pour incarner à la fête Santa Rita Pescadeira.
Le roman donne une place centrale à deux des enfants de Zeca, Bibiana et Belonisia. Bibiana parle ainsi de leur père : « Zeca Chapeu grande vivait pour rendre la santé du corps et de l’esprit à ceux qui en avaient besoin. Très tôt, nous avions appris à vivre avec cette face magique de notre père. C’était un père comme les autres pères que nous connaissions, mais qui avait une paternité élargie aux affligés, aux malades, à ceux qui avaient besoin de remèdes qu’il n’y avait pas dans les hôpitaux, et de la sagesse qu’il n’y avait pas dans les médecins absents de cette terre. »
Leur grand-mère elle-même est un personnage d’exception. Elle cache sous son lit un couteau avec un manche en ivoire et une lame brillante. Pourquoi est-il enveloppé dans un linge souillé de sang ? Adolescente, les deux filles sont fascinées. Elles placent le couteau dans leur bouche. Belonisia se tranche la langue. Dès lors, les sons qu’elle émettra seront déformés et pour éviter la honte, elle deviendra muette : je suis devenue une charrue tordue, dira-t-elle.
Belinda quitte Água Negra avec Severo, le cousin qu’elle a choisi d’épouser. Elle étudiera et deviendra professeure en ville, avant de revenir vivre dans la fazenda avec lui et leurs quatre enfants. Belonisia épouse un homme violent et alcoolique, l’un de ceux « qui emmenaient les femmes de la maison de leurs parents pour leur servir d’esclave », transformant leur vie en enfer. La mort prématurée de son mari est pour Belonisia une bénédiction. Elle n’aura pas d’enfant elle-même et se dévouera à ceux de sa sœur.
Severo et Belinda se dépensent sans compter pour persuader les paysans du village de revendiquer leurs droits sur la terre qu’ils ont cultivée, y compris celui de construire leur maison en dur. Les temps ont changé. Le nouveau propriétaire de la fazenda considère les quilombas comme des intrus, et aucun de ses projets ne les prend en compte.
Zeca Chapeu Grande ne se serait jamais révolté contre les seigneurs : ils l’avaient laissé exploiter sa parcelle de terre, il leur devait obéissance et gratitude. Severo paiera de sa vie le fait de s’être dressé contre la fatalité de la servitude. Un fleuve de sang s’écoulera de ses plaies sur Água Negra, mais Belinda prendra sa suite.
La relation à la terre est centrale dans le roman d’Itamar Vieira Junior. Aux côtés de Zeca, dit l’une des protagonistes, « j’apprenais sur les nuages, quand il y aurait ou non de la pluie, sur les changements secrets que vivaient le ciel et la terre. » La mère de Belinda et Belosinia le dit au propriétaire : « C’est dans ma poitrine que demeure Água Negra. Vous pouvez même m’arracher de celle-ci comme une mauvaise herbe, mais vous ne pourrez jamais arracher de moi la terre. »
Itamar Vieira Junior, né en 1979, a étudié la géographie à Bahia grâce à une bourse octroyée dans le cadre de la politique des quotas d’entrée à l’université réservés à des personnes de familles défavorisées. Il travaille depuis des années à l’Institut national de la Colonisation et de la Réforme agraire (INCRA) et s’est immergé pendant des années dans les communautés rurales du nord-est du Brésil. Dans une interview à autresbrésils.net, il explique qu’il « aime le poids des mots : plonger dans ce pays profond, vivant, palpitant, qui garde encore des fragments d’un passé très mal résolu. »
Il aide les communautés villageoises à découvrir leur identité, quoiqu’il préfère leur mot identification, car il s’agit d’un processus. Les communautés quilombolas ne sont pas de survivances de l’esclavage. Ce qu’elles sont aujourd’hui s’est formé au contact d’autres réalités.
Interrogé sur la raison pour laquelle les narrateurs du récit sont deux femmes, Belinda et Belosinia, il répond « L’avantage des arts est cette capacité qu’ils nous procurent de nous mettre à la place de l’autre. Pour moi, la littérature est ce terreau de liberté qui nous permet d’être l’autre. Cette pratique est ce qui m’attire le plus, celle de vivre d’autres vies, parce que la nôtre ne suffit pas. »
Son livre est magnifique.