Les professionnels et bénévoles qui interviennent en prison, en particulier auprès des mineurs, ne manqueront pas de se passionner pour le dernier roman de Silvia Avallone, Cuore nero, publié en Italie en janvier 2024. Il a été traduit en français par Lise Chapuis et publié par Liana Levi sous le titre « Cœur noir » en février 2025. Les citations incluses dans cet article ont été traduites par l’auteur de « transhumances ».
Une femme, trentenaire rouquine au visage d’adolescent, vient s’installer dans un hameau déserté de la montagne piémontaise, Sassaia. Deux hommes y habitent, un ermite qui restaure l’église du village voisin, et Bruno, l’instituteur de ce village, le narrateur de « Cœur noir ». Bruno et la jeune femme sont affamés de contact. Ils font l’amour passionnément, sans rien connaître l’un de l’autre. La jeune femme laisse à Bruno un portrait de lui, signé de son prénom : Emilia.
L’un et l’autre sont écrasés par leur destin. Sassaia est leur refuge. Bruno et sa sœur ont échappé à l’accident de télécabine qui a coûté la vie à leurs parents. Bruno se reproche d’être resté en vie. Il garde le traumatisme du procès, de la morgue des responsables traduits en justice pour n’avoir pas assez investi dans la sécurité.

Emilia a commis un crime atroce lorsqu’elle avait seize ans. Elle sort de quatorze ans et quatre mois d’incarcération, dans un établissement pour mineurs d’abord, dans une prison pour adultes ensuite. À Sassaia, dans les bras de Bruno, elle reste muette. « Le paradoxe était celui-ci : l’événement le plus important de sa vie elle ne pouvait pas le penser. Ni le rappeler, ni le raconter, ni rien. Elle devait faire semblant qu’il ne s’était pas produit. Et pourtant, elle le sentait : inamovible, compact à hauteur du cœur (…) Mortel, comme une tumeur latente, un projectile non explosé. Il fallait le garder en faisant attention à ne pas trop le remuer, ne pas le taquiner. Parce que s’il s’ouvrait, s’il explosait, le noir l’aurait envahie de partout, jusqu’à la paralysie. » Emilia « était morte en dedans, et pourtant elle était vivante. »
Emilia et Bruno vivent comme des « clandestins dans le présent. » Ils ne pourront s’aimer que s’ils affrontent leur passé, s’ils mettent des mots sur les événements atroces qu’ils ont subis, dans le cas de Bruno, ou qu’ils ont provoqués, dans celui d’Emilia.

Silvia Avallone a animé des ateliers d’écriture dans la prison pour mineurs de Bologne. « Cœur noir » constitue un remarquable témoignage sur le monde carcéral. Lorsqu’elle arrive à Sassaia, Emilia exige un équipement de première nécessité : elle ne peut s’endormir sans le bruit permanent de la télévision. Malheureusement, il n’y a pas d’antenne. Elle demande à Bruno de lui parler le soir jusqu’à ce qu’elle s’endorme. C’est le début de leur relation.
Pour Emilia, l’entrée en prison signifie un parachutage en terre inconnue. Elle vivait dans un quartier résidentiel, dans une jolie petite maison. « Le monde finissait là, dans sa petite maison et dans son quartier. Pour elle, un pauvre était un aliène. Un quelconque immigré qui cherchait à vous vendre des briquets. Les roms s’asseyaient sur des tas de couvertures à l’extérieur des supermarchés : pour elle, ils n’étaient même pas des personnes à part entière, mais des silhouettes sans visage ni histoire ni noms. Et maintenant, elle était tombée dedans. Même table, mêmes toilettes, même école » (…) « Elles avaient fini par tout s’échanger : strings, serviettes hygiéniques, baisers, peurs, notes de mathématiques et de philosophie, désirs. »
Après l’horreur du crime et du procès, la prison apparait à Emilia comme un refuge. « Par certains côtés, c’était comme être dans le ventre de sa maman : serrée, enveloppée, à l’abri de l’immense menace du monde. On y souffrait, là-dedans, on y étouffait. Mais la vérité inavouable était qu’on y était bien aussi. »
L’image du ventre maternel se trouve aussi dans une autre description, terrible celle-là. « (…) Quand au parloir tu vois ton père en morceaux, qui cherche à le cacher, et la responsable, c’est toi. Alors c’était comme si l’obscurité t’aspirait, comme si la cellule n’avait plus de porte ni de fenêtre et se serrait sur toi, un placenta pourri et empoisonné. Les matelas ignifugés commençaient à roussir. La queue à l’infirmerie pour les cachets s’allongeait. » « On ne pouvait pas dire : maintenant je vais me promener, ça va me calmer. Non, on devait rester là obligatoirement, toutes les heures, tous les jours, et les nerfs prenaient feu. Tout prenait feu. »
Pour Emilia et son amie de captivité, Marta, la prison offre aussi l’opportunité d’étudier et, peut-être, de se gagner ainsi un futur. La directrice, une Italienne que les détenues appellent « Frau Direktorin », « était une romantique inguérissable : elle y croyait à la justice restauratrice, au rachat à travers la culture. » Elle convainc Marta et, derrière elle, Emilia, de passer le baccalauréat et d’engager des études supérieures, en histoire de l’art pour Emilia.
Dans le bureau de Frau Direktorin, Marta demande à écrire au président de la République, Carlo Azeglio Ciampi. « Une lettre pour lui dire que dans les prisons pour mineurs le droit à l’instruction n’est pas garanti. Je veux demander au président, qui est, c’est sûr, mon président à moi, n’est-ce pas ? et pas seulement celui des petites filles bien. Je veux lui demander que l’école devienne la colonne vertébrale de la peine. » La directrice lui remet un stylo et un bloc de papier. Le président répondra à la jeune effrontée.

« Cœur noir » est habité de fortes personnalités. Son père, Riccardo, est décrit comme « un géant de force, de compréhension, de dignité. » Marta, son amie de captivité, violée dans son enfance, cabossée par la vie. « Certaines personnes l’ont, cette force. Marta était l’une d’elles. Une sorte d’attachement féroce à la vie, en vertu duquel, quoi qu’il arrive, même de plus horrible, de plus irréparable, tu dois. Vivre, avancer. Comme Ulysse. » La directrice de la prison, l’institutrice, la conseillère d’insertion ont la foi chevillée au corps.
Basilio, l’ermite de Sassaia, répond à Bruno qui s’étonne de la passion d’Emilia pour la restauration des églises, elle qui semble vraiment allergique à la religion : « personne ne connaît Dieu mieux qu’elle. »
Cuore nero, Cœur noir, est, parmi les romans que j’ai lus ces dernières années, celui qui m’a plus habité.
