J’ai eu l’occasion de parler dans un premier article du Conjunto Palmeiras à partir du livre de Joaquim Melo « Viva Favela, Quand les démunis prennent leur destin en main », écrit en collaboration avec Elodie Bécu et Carlos de Freitas (Michel Lafon 2009). Intitulé « Banco Palmeiras, contre la misère la circulation monétaire », cet article s’attachait à décrire la logique économique de cette expérience de microcrédit. Mais le livre raconte aussi une magnifique aventure individuelle et collective
Le livre s’achève par une consécration : un conseiller municipal de Fortaleza, au Nord-est du Brésil, prononce au Conjunto Palmeiras un discours par lequel il annonce que l’ancienne favela a maintenant le statut de quartier à part entière. Le Conjunto a sa banque, des entreprises, des écoles, une rue goudronnée sur laquelle passent des autobus réguliers, un système de drainage. « Il y a un peu plus de trente ans, le Conjunto Palmeiras n’était qu’un no man’s land, terrain vague et isolé où la ville avait relogé de force ceux qu’elle ne voulait plus voir dans ses belles avenues. Nous avons habité l’inhabitable : un bidonville sans eau ni électricité, une favela obscure oubliée de tous. Nous nous sommes battus pour urbaniser ces sentiers de boue et ces cahutes de bois et d’argile. »
L’histoire de Joaquim Melo n’est pas isolée : un jeune séminariste découvrant la réalité de la misère, l’engagement dans les communautés ecclésiales de base, le renoncement au sacerdoce sous le double effet de l’amour d’une femme, Dorinha, et des coups de boutoir de Rome contre les théologiens de la libération. Mais l’histoire de Joaquim est singulière. Lorsque, tremblant, il vient annoncer à l’extraordinaire évêque Aloisio Lorshscheider qu’il quitte les ordres, celui-ci lui dit « je ne te demande qu’une chose, ne cesse jamais de travailler en faveur des pauvres ». Joaquim s’installe pour de bon dans le Conjunto Palmeiras et participe à une longue aventure collective pour le tirer de la misère.
Tout commence par une effroyable puanteur. Pour éprouver Joaquim, jeune séminariste, don Aloisio l’envoie sur le Lixão, une décharge à ciel ouvert non loin de Fortaleza, où des milliers de miséreux se disputent les déchets. « Rien ne permet de lutter contre la puanteur permanente, les bestioles qui envahissent les ordures et le sol mou des décompositions sous mes pas. L’amas d’insectes autour de mon assiette se mêle à l’odeur de pourriture. J’ai beau avoir acheté des aliments « frais », je n’arrive pas à distinguer, à chaque bouchée, si ce que je mange est sain ou avarié, si ce que j’ai dans la bouche est pourri ou bon. Mon odorat a pris le pas sur mes autres sens. »
L’organisation des habitants du tout nouveau Conjunto Palmeiras commence elle-aussi par la puanteur, lorsqu’Augusto Barros Filho crée « L’Urgence Communautaire », une sorte d’assurance mutuelle en cas de décès. « Ce service de l’Urgence Communautaire (…) est né d’un drame (…) Une adolescente de 14 ans s’est noyée dans la rivière Cocó, qui coule à quelques mètres de la favela. Ses parents, démunis devant une telle situation, avaient gardé son corps sur la table de leur maison. Le cadavre se décomposait, jour après jour, sous leurs yeux. Et eux restaient paralysés par le désespoir et l’impuissance. Dans la favela, il n’existait évidemment pas de pompes funèbres. Et la famille était trop pauvre pour payer un service funéraire en dehors du quartier, Au bout de trois jours, l’odeur était devenue tellement insupportable que, ne sachant pas quoi faire, ils son allés voir Augusto. Il a pris les choses en main, a trouvé du bois, fabriqué un cercueil et emmené le corps au funérarium le plus proche. »
Peu à peu, la communauté s’organise pour faire valoir ses droits, d’abord dans la clandestinité sous la dictature militaire, puis au grand jour. Elle se bat pour des autobus, pour l’eau potable, pour creuser un canal de drainage qui évitera aux habitations d’être inondées et souvent emportées à la saison des pluies. Elle découvre la puissance des médias et en joue pour placer les autorités devant leurs responsabilités. Elle est remarquée par des ONG qui acceptent d’y investir pourvu que les habitants prennent en charge eux-mêmes leurs projets.
Lorsque le canal de drainage a été construit, les animateurs de la communauté découvrent atterrés que nombre d’habitants très pauvres vendent leur maison à des nouveaux venus plus fortunés. La question qui se pose est dès lors : comment créer de la richesse dans le quartier, de sorte que les habitants et leurs enfants soient pris dans une spirale vertueuse de prospérité et restent dans le quartier ? C’est ainsi qu’après de multiples tâtonnements nait la Banque Palmas, « «système intégré de crédit, production, commerce, consommation et bonheur humain ».
L’histoire personnelle de Joaquim est étroitement mêlée à l’aventure collective des habitants du Conjunto. Il vit l’angoisse de l’approche du jour J de l’ultimatum qu’il a donné aux autorités : donnez-nous l’eau potable ou nous perforons les canalisations alimentant Fortaleza qui passent sous la favela. Devenu banquier, il est accusé par la Banque du Brésil d’être un faux monnayeur. Les ONG qui le soutiennent n’approuvent pas son partenariat avec le Banco Popular do Brasil et ce qu’il implique de procédures, de gardes de sécurité et de respectabilité. Sa vie affective elle-même est conditionnée par son engagement militant : Dorinha le quitte, lasse d’une vie d’action sans intimité, dans une maison ouverte aux quatre vents ; il connait Sandra, une assistante sociale atypique, sur le chantier du drainage.
A 47 ans, João Joaquim de Melo Neto Segundo est une personnalité internationalement connue dans le monde du microcrédit et de l’économie solidaire. Il nous livre un message d’espoir. La misère peut être vaincue, elle peut céder du terrain chaque jour, avec des avancées et des reculs, à condition d’être tenace dans des convictions partagées.