Crime et châtiment

L’agression de la Russie contre l’Ukraine et les crimes commis m’ont donné envie de lire « Crime et châtiment », roman publié par Dostoïevski en 1866.

Tenaillé par la misère et par la faim, l’ex-étudiant de 24 ans Rodion Raskolnikov assassine à coups de hache la vieille usurière qui lui prêtait à gage, ainsi que la sœur de celle-ci qui se trouvait là au mauvais moment.

Raskolnikov est convaincu que les êtres d’exception, comme Napoléon, ont le droit et le devoir de s’affranchir des règles communes, si verser le sang leur permet d’accomplir leur destin. « Le pouvoir, dit-il, n’est donné qu’à celui qui ose se baisser pour le ramasser. Il suffit uniquement – uniquement ! – d’oser. »

Film de Georges Lampin (1956)

 

Il parvient à effacer toute trace du crime. Mais que faire de l’argent de la vieille ? Raskolnikov s’avère incapable de s’inventer un destin, de prendre le pouvoir sur son propre avenir. Il cache son trésor et pose une pierre dessus. Dès lors s’ouvre pour lui une période de tourments qui ruine sa santé mentale et physique. « Est-ce un crime que de tuer un pou infâme et nuisible, une vieille usurière dont personne n’avait besoin, pour le meurtre de laquelle quarante péchés seront pardonnés au meurtrier, une affreuse vieille qui suçait le sang des pauvres ? » Sa faute n’est-elle pas seulement n’avoir manqué son coup ?

La contradiction lui est apportée par Sonia, fille d’alcoolique qui se prostitue pour subvenir aux besoins de sa belle-mère et de ses frère et sœurs. Elle l’exhorte à se dénoncer, à écarter la tentation du suicide. Elle l’accompagnera jusqu’en Sibérie pour son temps d’expiation, si long soit-il.

Il y a dans « Crime et châtiment » une profusion de personnages et une succession vertigineuse d’événements et de coups de théâtre. J’ai été incommodé par les accès de colère, de haine, de honte ; par les fièvres brutales ; par les délires alcooliques. Mais je me suis laissé prendre en mains et, au fil des 650 pages du roman je n’ai eu à aucun moment la tentation de le quitter.

Roman graphique de Bastien Loukia

J’ai été fasciné par la relation entre Raskolnikov et le juge d’instruction. Celui-ci se présente à lui comme un ami, et de fait il témoignera en sa faveur lors du procès. Il pénètre peu à peu dans le labyrinthe de son esprit. « Raskolnikov se mit à trembler de tout son corps comme un homme frappé d’un coup terrible. Mais… alors… qui… est l’assassin ? balbutia-t-il d’une voix entrecoupée. Porphyre Petrovitch se renversa sur sa chaise, de l’air d’un homme stupéfait par une question abracadabrante. Comment, qui est l’assassin ? répéta-t-il comme s’il n’en pouvait croire ses oreilles, mais c’est vous. »

Le moment précis où Rasoumikhine, l’ami de Raskolnikov, découvre que celui-ci est l’assassin, constitue un grand moment de littérature. « Le corridor était obscur ; ils étaient debout près d’une lampe ; Ils se dévisagèrent en silence pendant une minute. Rasoumikhine se souvint de cette minute pendant toute sa vie. Le regard brûlant et aigu de Raskolnikov devenait de plus en plus intense, s’enfonçait dans son âme, dans sa conscience. Brusquement, Rasoumikhine frissonna. Quelque chose d’étrange passa entre eux… Unr idée glissa de l’un à l’autre ; c’était quelque chose de subtil, d’effrayant, d’horrible, de soudain compréhensible pour tous les deux. Rasoumikhine devint pâle comme un mort.»

“Crime et châtiment” est un hymne à la vie. « Où est-ce que j’ai lu, se demande Raskolnikov, que quelqu’un condamné à mort dit ou pense, une heure avant sa mort, que s’il devait vivre sur un haut rocher, sur une corniche si étroite qu’il n’aurait que de la place pour se tenir debout, et l’océan, ténèbres éternelles, solitude éternelle, tempête éternelle autour de lui, s’il devait rester debout sur un mètre carré d’espace toute sa vie, mille ans, éternité, il valait mieux vivre ainsi que mourir d’un seul coup ! vivre et vivre ! La vie, quelle qu’elle soit ! ». Au bagne, il s’étonne de voir combien ses compagnons aimaient la vie : « il semblait qu’en prison, précisément, les gens aimaient plus la vie qu’en liberté. Quelles affreuses souffrances n’avaient pas connues certains d’entre eux, par exemple, les vagabonds ! Était-il possible qu’ils attachassent tant de prix à un rayon de soleil, à la forêt touffue, à quelque source glacée perdue dans le plus épais du taillis. »

Raskolnikov se prend d’amour pour la vie lorsqu’il découvre et accepte l’amour inconditionnel de Sonia, qui reflète l’amour inconditionnel de Dieu. C’est elle qui lui ouvre la voie de la rédemption et apaise ses tourments. Il ne lui avait pas été facile d’accepter cet amour. « Il sentait combien d’amour il y avait en elle pour lui ; et, chose étrange, il lui fut pénible et douloureux de se sentir aimé ainsi. »

Dostoïevski consacre des pages déchirantes aux enfants broyés par la violence et la misère. « La cadette des filles, âgée de six ans environ, dormait par terre, accroupie, pliée sur elle-même, la tête appuyée contre le divan. Le garçon, d’un an plus âgé, tremblait dans un coin en pleurant. Il venait probablement d’être battu. La fille aînée, de quelque neuf ans (…) était debout à côté de son petit frère, le serrant de son bras maigre et long. Elle semblait essayer de le calmer ; elle lui murmurait quelque chose, le contenant pour qu’il ne recommençât pas à sangloter et, de ses immenses yeux sombres, de ses yeux agrandis encore par la maigreur de son petit visage apeuré, elle suivait avec terreur les mouvements de sa mère. »

Enfin, citons le rêve terrible de Raskolnikov. « Des villages, des villes, des peuples entiers étaient infectés et succombaient à la folie. Tous étaient dans l’inquiétude et ne se comprenaient plus entre eux ; chacun pensait que lui seul était porteur de la vérité et chacun se tourmentait à la vue de l’erreur des autres, se frappait la poitrine, versait des larmes et se tordait les bras. On ne savait plus comment juger ; on ne pouvait plus s’entendre sur le point de savoir où était le mal et où était le bien. On ne savait plus qui accuser ni qui justifier. Les gens s’entretuaient, en proie à une haine mutuelle inexplicable. Ils se rassemblaient en armées entières ; mais  peine en campagne, ces armées se disloquaient, les rangs se rompaient, les guerriers se jetaient les uns contre les autres, se taillaient en pièces, se pourfendaient, se mordaient et se dévoraient. »

Ce cauchemar exprime l’impasse dans laquelle se trouve Raskolnikov : affranchir les hommes qui se croient exceptionnels de la loi morale ne peut que conduire à un désastre général. Il fait écho à des situations d’aujourd’hui : l’isolement croissant des individus dans des bulles les isolant les uns des autres, le retour de la force brutale dans les relations internationales.

Fédor Dostoïevski

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