Dans son nouveau roman, « déserter », Mathias Énard partage son angoisse pour la guerre qui vient.
Avec la chute du mur de Berlin et la fin de l’Union Soviétique, les Européens ont pu se croire préservés dans un perpétuel après-guerre. L’agression russe en Ukraine les aurait-elle basculés dans un « avant-guerre » ?
Deux récits progressent en parallèle dans « déserter » : une fuite éperdue dans la Bosnie déchirée de la guerre vers 1995 ; un colloque de mathématiciens en Allemagne les 10 et 11 septembre 2001. Se superposent à ces récits le camp de concentration de Buchenwald près de Weimar de 1940 à 1946 et l’anéantissement de Bagdad par les Mongols en 1254 sous les yeux d’un mathématicien poète.
C’est un personnage secondaire qui connecte ces récits. Elle s’appelle Alma Sejdić. En 1995, en Bosnie, elle s’est trouvée du mauvais côté, tondue comme les amantes de soldats allemands lors de la Libération en France. « Devant vous, les enfants prennent des airs et menacent, vous devenez des proies. Vous étiez les maîtres. Vous devenez des proies pour leurs yeux sales, la guerre salit de haine le regard des enfants, tout grandit, tout multiplie le Mal et la douleur, la brûlure du viol se lit sur tous les fronts souillés, les nuques ploient sous la honte des crânes rasés, les nuques ploient pour qu’on les frappe. »
Alma s’enfuit vers le nord, par la montagne, accompagnée par un vieil âne borgne. Sur son chemin, elle rencontre un soldat en fuite. Il devrait abuser d’elle, la tuer comme il l’a fait tant de fois. Mais c’est la guerre elle-même qu’il est en train de déserter.
Quelques années plus tard, Alma est en Allemagne. Elle est doctorante en mathématique, assistante d’un professeur chargé d’organiser, les 10 et 11 septembre 2001, à bord d’un navire de croisière fluviale, un colloque à la mémoire du mathématicien Paul Heudeber, décédé cinq ans auparavant.
Paul Heudeber, fervent croyant dans le socialisme, était devenu directeur de la recherche mathématique en RDA. Son ouvrage majeur s’intitulait « Conjectures de l’Ettersberg, du nom d’une colline voisine du camp de Buchenwald ; il l’avait écrit au long de son incarcération dans le camp pour son opposition au nazisme. Heudeber y mêlait des hypothèses mathématiques sur les nombres premiers, des réflexions personnelles et des poèmes.
« Les Conjectures étaient un mystère mathématique et littéraire absolu, lit-on dans « déserter ». qui relevait à la fois de la poésie et de la musique, et Alma Sejdić était passionnée par cette musique secrète (…) Un tel concentré de douleur, disait-elle, que même les mathématiques deviennent une matière glacée comme les étoiles, lisse et dure, et cette violente solitude de la torture et de l’abandon, cette absence presque absolue d’amour, à part ce point extérieur qui brille comme Sirius et dont le spectre résonne sur tout le plan complexe. Ce point extérieur qu’est cette femme inatteignable, disait Alma Sejdić, cette terrifiante claustration sous les coups, me ramenait à ce j’avais moi-même vécu pendant la guerre. »
Mathias Enard a écrit son roman avec deux styles littéraires antinomique : une prose haletante, imprégnée de sons, d’odeurs, de brûlure et de soif quand il décrit l’a fuite du déserteur et d’Alma ; une objectivité documentaire lorsqu’il évoque le colloque à la mémoire de Paul Heudeber.