Égypte : l’impossible démocratie ?

Arte TV a récemment diffusé une passionnante série de documentaires réalisés en 2012 par la franco-égyptienne Jihan el Tahri : « les Pharaons de l’Égypte moderne ».

Il s’agit de trois films portant sur Gamal Abdel Nasser, arrivé au pouvoir en 1954 et décédé en 1970 ; Anouar El Sadate, successeur de Nasser, mort assassiné en 1981 ; Hosni Moubarak, déposé par la révolution du « printemps arabe » en 2011, il y a cinq ans.

Outre qu’ils ont vécu à des périodes différentes d’une histoire couvrant près de soixante ans, ces trois chefs d’état sont en apparence très différents, voire opposés. Devenu immensément populaire grâce à la nationalisation du Canal de Suez en 1956, Nasser fit le choix d’une économie dirigée à l’intérieur et, à l’extérieur, de la confrontation avec Israël et de l’alliance avec l’Union Soviétique. Sadate se tourna vers l’économie de marché, fit la paix avec l’État hébreu et renversa les alliances au profit des États-Unis. Moubarak continua la libéralisation de l’économie et mit l’armée égyptienne au service de la politique des États-Unis en Afghanistan, en Irak puis dans la lutte contre le terrorisme.

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Gamal Abdel Nasser parmi les « officiers libres »

Mais ce que les films de Jihan el Tahri démontrent, ce sont des caractéristiques fortement ancrées, qui structurent l’histoire du pays au long de décennies. Il y a d’abord la personnalisation du pouvoir, que la réalisatrice exprime par l’expression de « pharaons modernes ». Lorsque Nasser perd de manière pitoyable la guerre contre Israël qu’il avait déclenchée de manière inconsidérée, il démissionne de ses fonctions. Mais des millions d’Égyptiens descendent dans la rue pour réclamer qu’il reste au pouvoir. Quand Sadate prend la décision incroyable de se rendre à Jérusalem, son entourage ne croit pas qu’il la mènera à bien, mais nul n’ose s’y opposer. Le pouvoir personnel est sacré. Nasser reste au pouvoir 16 ans, Sadate 11 ans, Moubarak 20 ans. Combien de temps restera Sissi ?

Une autre caractéristique est l’affrontement de deux pouvoirs, celui de l’armée, force bien entraînée et disciplinée qui impose d’en haut l’ordre et la sécurité, et celui des Frères Musulmans, et plus généralement des islamistes, qui rêvent d’une société régénérée de bas en haut selon les principes de la religion. El Tahri montre que les règnes des trois « pharaons » ont suivi le même cycle : dans un premier temps, l’accédant au pouvoir, qui est un officier de l’armée, cherche une alliance avec les islamistes, fait libérer leurs prisonniers, leur offre un espace politique. Puis, une brouille survient et l’on entre dans une confrontation mortelle.

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Sadate et Moubarak

L’histoire se répète donc. Le film sur Moubarak explique le scénario de la révolution de la place Tahrir de janvier 2011. Pendant de longues journées, l’armée a sympathisé avec les manifestants, tout en ne chassant pas Moubarak. Pourquoi ? Parce que depuis 2004, Moubarak avait fait de son fils Gamal son successeur. Mais celui-ci, qui n’avait pas même fait son service militaire, était un civil, ce qui menaçait le pouvoir de l’armée. Hosni Moubarak a été écarté faute d’offrir à ses pairs, les officiers supérieurs, des garanties suffisantes. Avec Sissi, le scénario s’est répété : ouverture aux islamistes, avec des élections qui les portent triomphalement au parlement ; puis répression féroce, avec des centaines de condamnations à mort.

Dans une série d’interviews par Christophe Ayad, du journal Le Monde, Jihan el Tahri émet l’hypothèse que l’armée a besoin de « terroristes » pour justifier sa main de fer. Selon elle, les Frères Musulmans sont arrivés au pouvoir en 2011 sans programme, et cent jours après, ils avaient déjà échoué. Ils auraient été balayés aux élections suivantes. Les écraser par la répression avait l’avantage de conserver cet ennemi mortel dont l’armée a tant besoin pour asseoir sa légitimité.

Dans ce jeu de pouvoir, le grand absent est le peuple, qui a d’abord besoin d’un peu d’huile et d’un peu de sucre et qui assiste à la montée des affairistes corrompus alors que leur situation ne s’améliore pas, voire se dégrade lorsque sont supprimées les subventions des produits de première nécessité. Le panorama que livre Jihan el Tahri n’est guère optimiste.

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Moubarak

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