Dans « Faire justice, moralisme progressiste et pratiques punitives contre les violences sexistes » (La Fabrique, septembre 2023), la militante féministe d’extrême gauche Elsa Deck Marsault s’interroge sur la manière de régler des conflits au sein d’organisations militantes sans faire appel à la justice pénale. Son texte, noté en écriture inclusive, a été ici restitué, dans les citations, en français standard.
L’autrice s’appuie sur son expérience au sein de l’association Fracas, qui se définit comme un collectif queer et féministe d’aide à la gestion de conflits interpersonnels, de violences et d’agressions au sein de collectifs.
Le mot « queer » décrit une gamme d’identités sexuelles et de genres qui ne se conforment pas aux normes hétérosexuelles et cisgenres dominantes. Le mot « cisgenre » qualifie une personne dont l’identité de genre correspond au sexe qui lui a été assigné à la naissance. L’autrice elle-même se définit comme « une femme cisgenre, gouine/queer, blanche, valide, de classe moyenne ». En creux se dessinent les combats menés par les collectifs dont elle est solidaire : contre les discriminations liées au genre, à l’orientation sexuelle, à la race, aux handicaps.
Elsa Deck Marsault constate une dérive dans les milieux d’extrême gauche. Au lieu d’analyser et dénoncer les mécanismes d’oppression, on s’en prend à des individus qui seraient, par essence, dominateurs ou dominés, agresseurs ou victimes. Elle souligne que « ce phénomène de personnalisation de nos ennemis politiques s’opère en cohérence avec une société occidentale néolibérale qui prétend reposer sur un ensemble d’individus et non pas des groupes ou classes sociales. »
Elle observe une tendance des mouvements féministes à recourir de plus en plus au système pénal contre les auteurs de violence sexuelle et à réclamer contre eux de longues peines de prison ; et en parallèle, une tendance à se faire justice soi-même dans le vase clos de l’organisation. On dénonce des comportements jugés incorrects, en particulier via les réseaux sociaux (« call-out »). On ostracise, on harcèle, on exclut. Une peine sans procès, constate l’autrice.
C’est à la gestion des conflits intracommunautaires (au sein de groupes qui, au-delà des organisations d’extrême gauche, peuvent aussi être des clubs sportifs des associations culturelles par exemple) que s’attache Elsa Deck Marsault. Elle introduit ici le concept de « justice transformatrice ». Il s’agit de soutenir la personne victime après l’avoir mise en sécurité ; d’accompagner la personne autrice de violences pour la faire changer et prendre conscience de la portée de ses actes ; et aussi de mettre en lumière les modes de fonctionnement de l’organisation qui ont rendu possible des agressions en son sein.
Cette démarche peut se conclure par le prononcé de sanctions, mais celles-ci doivent être proportionnelles au délit et jamais définitives. Par exemple, une exclusion doit être limitée dans le temps (quelques mois, par exemple) et dans l’espace (ne pas paraître dans tel local).
De nombreux points communs existent entre la justice restaurative et la justice transformatrice (ou transformative) : la mise en sécurité des participants ; l’écoute des victimes et des agresseurs, avec la conviction que « donner de l’écoute et de l’attention à une personne qui a fait du tort à une autre réduit le risque de récidive. A contrario, l’isoler, la réduire à son acte ou l’infantiliser en cherchant à la punir ne peut à mon sens qu’augmenter ce risque » ; l’organisation de groupes de soutien ; la liberté donnée aux participants d’abandonner le processus à tout moment.
La différence entre les deux processus réside dans le fait qu’en justice restaurative, la démarche repose sur la volonté de changement des individus, victimes qui cherchent à comprendre ce dont elles ont été victimes, agresseurs qui acceptent de se mettre en cause. En justice transformatrice, agresseurs et victimes appartiennent à une même communauté : ce ne sont pas seulement les individus qui se mettent en cause, mais la communauté qui accepte de s’interroger sur ses dysfonctionnements et d’y porter remède.
Les participants à la justice restaurative, comme les visiteurs de personnes sous main de justice, se reconnaîtront certainement dans cette phrase d’Elsa Deck Marsault : « La première fois que j’ai mis en place un processus de justice intracommunautaire et que j’en ai été satisfaite, j’ai compris pourquoi et j’ai ressenti ce que cela créait en moi de différent : un espoir en l’autre. »