« Mauriac contre son camp », une anthologie d’articles politiques écrits par François Mauriac en sa qualité de journaliste de 1933 à 1968 (Collection Les Rebelles, Le Monde, 2012) fournit un intéressant témoignage sur l’évolution d’un intellectuel catholique au vingtième siècle.
Fils d’une famille bourgeoise girondine, François Mauriac a grandi dans un milieu conservateur et catholique, nationaliste, antiparlementaire, antisocialiste et anticommuniste. On peut ajouter à ces caractéristiques l’antisémitisme. L’affaire Dreyfus trouva son apogée en 1899. Mauriac avait alors 14 ans, et il ne cessera de s’y référer comme un événement structurant pour lui-même comme pour la société française.
Comment cet homme s’est-il désolidarisé pendant la seconde guerre mondiale des chrétiens qui applaudissaient le régime du Maréchal Pétain ? Comment dans les années cinquante s’est-il élevé contre la politique coloniale de la France au Maghreb et en particulier contre l’usage systématique de la torture ? Son parcours intellectuel et spirituel est intéressant en lui-même, mais aussi parce qu’il a été partagé par de nombreux autres catholiques, trouvant son aboutissement – hélas aussi dans le sens de terminus – dans le Concile Vatican II. J’ai eu la chance de fréquenter plusieurs de ces chrétiens au sein de la revue La Lettre dans les années 1970 et 1980 : Jacques Chatagner, André Mandouze, Robert Davezies, Elia Perroy et beaucoup d’autres.
François Mauriac explique clairement son cheminement et son positionnement dans la conférence de clôture de la Semaine des écrivains catholiques, le 13 novembre 1954, quelques jours après le déclenchement de l’insurrection algérienne.
Au centre de sa réflexion se trouve le Christ, qui lui aussi est un homme. « L’Incarnation a partagé l’histoire. L’esclave est devenu par le Christ le frère de son maître. » Continuant sa réflexion, Mauriac souligne que le Christ « a choisi de naître juif, ouvrier juif ». Nous avons tendance à refaire le Christ « à l’image et à la ressemblance de notre milieu social, aussi éloigné de cet homme qu’il fut réellement, que nous l’étions nous-mêmes du docker à côté duquel nous hésitions à nous asseoir dans le tramway ou de l’un de ces Juifs du marché en plein vent, à Bordeaux, que nous nous amusions, quand j’étais écolier, à faire éclater en injures en le narguant avec le coin de notre pèlerine pliée en forme d’oreille de cochon. »
Avec Mauriac, toute une génération est partie à la rencontre de la personne de Jésus de Nazareth, au-delà des dogmes ecclésiastiques. Et son jugement sur l’occident chrétien est cruel : « ce n’est pas l’Imitation de Jésus-Christ mais l’imitation des bourreaux de Jésus-Christ, au cours de l’Histoire » qui est devenue sa règle.
« Quelles que soient nos raisons et nos excuses, je dis qu’après dix-neuf siècles de christianisme, le Christ n’apparait jamais dans le supplicié aux yeux des bourreaux d’aujourd’hui, la Sainte Face ne se révèle jamais dans la figure de cet arabe sur laquelle le commissaire abat son poing. Que c’est étrange après tout, ne trouvez-vous pas ? qu’ils ne pensent jamais, surtout quand il s’agit d’un de ces visages sombres aux traits sémitiques, à leur Dieu attaché à la colonne et livré à la cohorte, qu’ils n’entendent pas à travers les cris et les gémissements de leur victime sa voix adorée : « c’est à moi que vous le faites ! » Cette voix retentira un jour, qui ne sera plus suppliante, et qui leur criera et qui nous criera à nous tous qui avons accepté et peut-être approuvé ces choses : « j’étais ce jeune homme qui aimait sa patrie et qui se battait pour son roi, j’étais ce frère que tu voulais forcer à trahir son frère. » Comment cette grâce n’est-elle jamais donnée à aucun bourreau baptisé ? Comment les soldats de la cohorte ne lâchent-ils pas quelquefois le fouet de la flagellation pour tomber à genoux aux pieds de celui qu’ils flagellent ? »
François Mauriac ne se contentera pas de condamner les exactions commises au nom de la civilisation chrétienne. Il participera activement, par la création du comité France Maghreb, à la « construction d’une nouvelle alliance entre la France et l’Islam ». Dans Le Figaro du 24 mars 1953, il écrit : « entre toutes les sottises criminelles qui ont cours aujourd’hui dans certains milieux, la plus criminelle et la plus sotte est l’opposition Orient – Occident, chrétienté – islam. »
A l’heure où beaucoup croient au « choc des civilisations », le message de François Mauriac reste particulièrement pertinent.