Le dernier roman de Susana Fortes (Esperando a Capa, Planeta 2009) est consacré à la photographe Gerda Taro, morte en 1937 à l’âge de 27 ans sur le champ de bataille de Brunete, pendant la guerre civile espagnole.
Le titre du roman, « en attendant Robert Capa » est trompeur. Il est vrai que la jeune juive allemande d’origine polonaise Gerta Pohorylle, réfugiée à Paris pour fuir le régime nazi, devint photographe grâce à sa rencontre avec un autre émigré juif, venu de Budapest, André Friedman. Il est vrai qu’elle vécut avec lui une histoire d’amour passionnée. Il est vrai qu’elle s’engagea à ses côtés pour l’Espagne Républicaine. Mais devenue Gerda Taro et lui Robert Capa par une judicieuse opération de marketing de marque imaginée par elle, elle prit son propre essor professionnel, refusa sa demande en mariage et mourut loin de lui sur un champ de bataille, renversée par un char d’assaut loyaliste.
Le roman nous fait revivre Paris en ébullition avant le Front Populaire, l’effervescence des milieux émigrés au Quartier Latin, l’enthousiasme des Brigades Internationales, la communauté cosmopolite du Café Ideal Room de Valence ou du Palais de Madrid où s’était installée l’Alliance des Intellectuels Antifascistes, l’angoisse de la défaite de plus en plus probable malgré l’héroïsme des résistants et d’éphémères contre-attaques.
Il est surtout passionnant par son étude serrée de la personnalité de Gerta et de sa relation avec André. « Quand il n’y a pas de monde où l’on puisse revenir, il faut avoir confiance en sa chance. Capacité d’improvisation et sang froid. Voilà mes armes. Je les ai utilisées depuis l’enfance. C’est pour cela que je suis encore en vie. Je m’appelle Gerta Pohorylle. Je suis née à Stuttgart mais je suis citoyenne juive avec un passeport polonais. Je viens d’arriver à Paris, j’ai vingt quatre ans et je suis vivante. »
La peur marque profondément la personnalité de Gerta. « La peur, écrit Susana Fortes, la vraie, une fois qu’elle s’est installée dans le corps ne s’en va jamais plus, elle reste accrochée là en forme d’appréhension (…) C’est comme si en descendant un escalier, il manquait toujours une marche (…) Elle le reconnut comme un vieux compagnon de voyage. Sachant où chacun se trouve. Toi là, moi ici. Chacun à sa place. C’est peut-être bien qu’il en soit ainsi, pensa-t-elle ». Après qu’ils fussent tous deux sortis indemnes d’un accident d’avion à Barcelone, André demande à Gerta si elle a eu peur. « non, répondit-elle sans se vanter. Ce n’était nullement une bravade, c’est qu’elle n’en avait pas eu le temps. La peur a besoin du repos de la conscience. Ce n’était pas pour elle un sentiment étranger. Elle connaissait tous ses symptômes, comment elle s’appropriait peut à peu l’imagination quand on avait quelques heures devant soi pour calculer, une à une, toutes ses possibilités terrifiantes (…) Mais ce qu’elle avait perçu dans l’avion fut quelque chose de différent. Quelque chose d’immédiat et de propre. Une sorte de vertige contre lequel il était inutile de se rebeller. » « La peur n’est pas un mauvais compagnon de voyage, dit Capa. Parfois elle peut te sauver la vie ».
Gerta est réfléchie, organisée, polyglotte. Elle est secrète, habituée toute jeune à sauter d’un personnage à l’autre, parlant allemand sans accent pendant la journée et yiddish le soir de retour à la table familiale. André est un extraverti s’exprimant dans un charabia approximatif mais communicatif, un homme capable des plus grands excès, un romantique incurable, un joueur né. Il est fasciné par cette femme pas vraiment belle mais séduisante au point de faire tourner la tête des hommes où qu’elle passât. Il la veut pour lui, pour lui seul. Ils vivent une relation sexuellement et spirituellement passionnée. Mais elle suit son chemin, personnellement et professionnellement, et refuse de lui appartenir. Après sa mort, André Friedman, Robert Capa, sera obsédé par son souvenir et flirtera sans cesse avec le danger, débarquant avec la première vague d’assaut à Omaha Beach le 6 juin 1944 et participant à des opérations dangereuses jusqu’à sa mort sur le front pendant la première guerre d’Indochine en 1954.
L’enterrement de Gerda Taro au Père Lachaise, le 26 juillet 1937, jour de son vingt-septième anniversaire, fut suivi par des dizaines de milliers de personnes.