« Histoire de Zahra », roman de la libanaise Hanan el-Cheikh (Hikayat Zahra 1980, traduit de l’arabe par Yves Gonzalez-Quijano, Babel Poches) raconte un destin de femme marqué du sceau de la terreur.
Le roman comporte deux parties. Dans la première, Zahra, une jeune femme de Beyrouth s’enfuit auprès de son oncle exilé en Afrique pour tenter d’échapper à l’angoisse qui la tenaille. Cette angoisse a des racines profondes. Petite enfant, sa mère l’utilisait comme alibi pour retrouver son amant, et cette situation incompréhensible la plaçait dans une situation de profonde insécurité. Elle a aussi un visage : celui de son père qui, trahi, réclamait des explications à la mère et à la fille à coups de ceinturon.
Parvenue à l’âge adulte, Zahra ne s’est pas remise des traumatismes de son enfance. Elle subit sa vie. Lorsqu’un homme marié la séduit, elle se laisse faire, fait sans plaisir l’amour avec lui, conçoit par deux fois un enfant et par deux fois recourt à l’avortement. Elle sait que la réaction de son père, s’il apprend cette relation, sera terrible. « Il suffit que l’image de mon père se présente à mon esprit pour que je sois tétanisée, persuadée qu’il m’égorgera s’il vient à apprendre mon secret. Il n’hésitera pas une seule seconde, quand bien même il devrait passer le reste de ses jours en prison. Il est tout à fait capable de me trancher la tête d’un seul coup. Ah ! Je refoule cette image qui revient, qui s’enracine. »
Dans l’Afrique des exilés libanais
Zahra va donc rejoindre dans un pays d’Afrique tropicale un cousin qui, poursuivi pour des faits de terrorisme, a dû prendre le large. Elle accepte d’épouser sur place un autre exilé. Mais tant son oncle que son mari lui inspirent du dégoût. L’intensité des peurs et des rancœurs accumulées ne lui permet pas de comprendre leurs motivations, le besoin d’un rapport physique avec la mère patrie pour l’oncle, le désir de mener une vie d’homme normal et respectable pour son mari. « Cher oncle, si tu entendais les battements de mon cœur, si tu voyais l’amertume et le dégoût qui s’accumulent en moi, si tu savais ce que je ressens réellement… Je me sens mal. Je te déteste, je me déteste moi-même encore plus parce que je ne dis rien. »
Lorsque Zarah revient au Liban en 1975, la guerre civile vient d’éclater. « La nuit, la maison se transforme en repaire de djinns, au milieu des coups de canon qui résonnent entre ses murs. Le fracas des roquettes emplit les oreilles, pénètre jusqu’au plus profond, et la paisible demeure devient la maison du doute, de la peur et des balles perdues. » Une nuit de bombardement « j’avais tant pressé mon cœur blotti sous mes côtes qu’il s’était réfugié tout en bas, dans mon ventre. Je sentais un grand vide dans ma poitrine, un vide qui m’oppressait au point de ne plus trouver ma respiration. Il y avait un tel vide en moi que je ne pouvais plus respirer cet air devenu trop dense. Je suis restée ainsi, sans mon cœur, je ne sais combien de temps. Je me suis laissée aller à un douloureux abandon à la mort. »
Pour la première fois, le plaisir
Et pourtant, la peur externe est si intense qu’elle finit par anesthésier la peur intime et la dépression. Zahra va chaque jour retrouver sur les toits un franc-tireur qui lui fait l’amour. Pour la première fois, le plaisir l’envahit, un plaisir bouleversant. « Mon cri a jailli comme un volcan crache des flammes et de la lave. Il explose recouvrant de cendres, de poussières étouffantes les jours passés. » « Son poids sur mon corps, je l’ai jeté au loin, et dès lors le franc-tireur n’a plus de corps. Il creuse, il creuse en moi et expulse par mes cris la peur qui s’y cache. » « À présent j’entends les balles siffler par intermittence non loin d’ici. La guerre a relégué à l’écart, parmi tous les cadavres, les différences qui créent la beauté, l’argent, la peur, les traditions… Je me demande s’il fallait vraiment que la guerre pèse de tout son poids, de tous ses drames, de toutes ses ruines pour refaire de moi un être humain qui ne se replie plus sur lui-même, qui ne se réfugie plus dans la salle de bain pendant des heures et des jours. »
Sami s’appelle-t-il vraiment Sami ? Est-il vraiment franc-tireur, faisant d’hommes, de femmes et d’enfants sa cible simplement parce qu’ils ne sont pas de la même confession ? Honorera-t-il sa promesse de mariage ? Ou bien la terreur aura-t-elle raison de la vie de Zahra ?
Un traité expérimental de la peur
Le livre d’Hanan el-Cheikh est un véritable traité expérimental de la peur, de l’angoisse et de la terreur qu’imposent les conventions sociales (comme celle qui couvre de déshonneur les relations sexuelles avant le mariage) ou le déchaînement des haines guerrières. C’est livre sombre, sans humour, désespérant. Mais c’est un beau livre qui témoigne du destin tragique de femmes empêchées de vivre et de respirer.
Née en 1945 dans une famille chiite du sud-Liban, Hanan el-Cheikh a travaillé comme journaliste à Beyrouth avant de vivre dans le Golfe puis à Londres où elle habite aujourd’hui la plus grande partie de l’année, mis à part trois mois dans le sud de la France. Elle a écrit plusieurs romans. Elle a récemment traduit à l’anglais des nouvelles des Mille et une Nuits pour les besoins d’une pièce de théâtre.