Histoire des miens

Dans « l’histoire des miens » (Storia della mia gente, Bompiani 2010), Edoardo Nesi dit la colère et l’amour de sa vie d’industriel de province.

 Edoardo Nesi est l’héritier d’une entreprise textile de Prato fondée par son grand-père dans les années 1920. Le livre s’ouvre sur la vente de l’entreprise familiale, le 7 septembre 2004. Il s’achève par une manifestation de masse, le 28 février 2009, pendant laquelle on porta dans les rues de la ville un drapeau italien de plusieurs centaines de mètres de long sur lequel était inscrit : « Prato ne doit pas fermer ».

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Située près de Florence, la ville de Prato est l’un des districts industriels qui caractérisent le tissu économique italien. Il s’agit d’un système local d’entreprises de tailles différentes entièrement dédiées à la production et à l’exportation de produits textiles. Chacune des entreprises est à la fois concurrente, fournisseuse et cliente des autres. L’excellence se propage par essaimage, des salariés quittant leur employeur pour se mettre à leur compte.

 L’auteur décrit le délitement accéléré de ce microcosme sous les coups de boutoir de la mondialisation. Son entreprise fabriquait et vendait des tissus en loden. La qualité des produits garantissait des marges confortables. Peu à peu, les clients se polarisèrent sur un seul critère, le prix. Les entreprises de Prato se mirent à se faire entre elles une concurrence acharnée jusqu’à travailler à perte. Le processus d’autodestruction accéléra du fait de la présence, à Prato, d’une nombreuse colonie de Chinois vivant et travaillant dans des conditions infrahumaines.

 Edoardo a de la tendresse pour « les siens », terme emprunté à son auteur fétiche Scott Fitzgerald. Les siens, c’est « cette génération chanceuse d’Italiens sans qualification, enthousiaste et garibaldienne, qui avait eu la chance de se présenter sur la scène du monde dans une période de furieuse expansion économique qui aura duré des décennies. »

 Les siens « se faisaient appeler industriels mais ils n’étaient pas industriels et ne l’avaient jamais été. C’était des artisans, extraordinaires et très fragiles artisans, lointains artisans des maîtres d’atelier du Moyen-âge ». Leur métier était « moins brillant que celui de financier, de pilote d’avion ou d’écrivain, mais c’était un métier très rémunérateur s’il était bien fait, et bien fait voulait dire avec engagement, avec sérieux et respect des personnes, et ils pouvaient gagner beaucoup d’argent et nourrir beaucoup de familles. »

 Edoardo Nesi est en colère contre « les dogmes et l’arrogance intellectuelle des économistes qui chaque jour se lançaient (et incroyablement se lancent encore) à prédire l’avenir comme les chamans, les prophètes, les cartomanciens, les sorcières, les aruspices… » Sa colère est aussi dirigée contre les politiciens italiens, qui ne font rien pour défendre une industrie nationale en pleine déconfiture. A le lire, je comprends mieux la croisade de « redressement productif » d’Arnaud Montebourg en France, qui parfois frise le risque d’investir de l’argent public dans des causes perdues. Nesi regrette l’absence de négociateurs, « ceux qui savent instinctivement quand dans les discussions arrive le moment de donner des baffes et quand au contraire il faut savoir plier comme un roseau : des fils de pute, en somme, pas des professeurs. »

Friche industrielle à Prato
Friche industrielle à Prato

 Un beau chapitre du livre raconte l’histoire d’un magasinier licencié de son entreprise à l’âge de cinquante ans. « Fabio commence à avoir honte d’être à la maison. Il se sent coupable même de rester à la maison à regarder la télévision, le soir, parce que n’ayant rien fait de la journée, il n’a rien de quoi se reposer. Et pourtant, il est très fatigué, et déprimé. »

 Jusqu’à l’âge de 40 ans, Edoardo menait une double vie, d’entrepreneur et d’écrivain. Son livre contient de nombreuses références littéraires, en particulier à des écrivains américains tels que Joan Didion, David Foster Wallace, Richard Ford et, naturellement, Scott Fitzgerald. Leur souffle traverse « histoire des miens » et confère une valeur poétique au labeur de l’industriel textile : « croyez-moi, s’il y a un travail créatif et romantique, c’est celui de l’entrepreneur. »

Place du Duomo à Prato
Place du Duomo à Prato

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