Comme des millions de Français, j’ai passé des heures scotché devant la télévision lors de la finale France-Croatie, puis du triomphe sur les Champs Elysées.
Malgré mon aversion pour les enthousiasmes de masse, j’ai donc succombé à l’idolâtrie bleue. Je me suis convaincu d’avoir gagné, alors que je suis resté paresseusement sur mon sofa. J’ai vibré pour l’équipe nationale à chacune de ses rencontres.
Le football n’aime pas les probabilités. Selon les critères du taux de possession de la balle et au nombre de tirs cadrés, la Croatie aurait dû l’emporter en finale. Les modèles d’intelligence artificielle basés sur le « big data » se sont lourdement trompés. La Tribune cite Goldman Sachs, qui a transposé sur le terrain de football ses modèles d’analyse habituellement réservés à la prédiction économique. La banque d’affaires américaine « se glorifiait de recourir à des méthodes de machine learning sophistiquées, capables de mouliner un nombre impressionnant de paramètres pour fournir des prédictions d’une grande finesse. La banque a nourri son algorithme de statistiques variées : caractéristiques des joueurs (passes décisives, tacles par match etc.), nombre de buts marqués par l’équipe, performance générale et en fonction de chaque match de la Coupe du monde depuis 2005. Verdict : à l’issue d’un million de simulations d’évolutions de la compétition, la banque d’investissement voyait l’Allemagne battre le Brésil en finale, la France « malchanceuse au tirage » devant s’arrêter en demi-finales. »
Quant à la banque suisse UBS, elle ne créditait la Croatie que de 0,2% de chances de victoire et 0,9% de chances d’accéder en finale. L’imprévisibilité du football explique une partie des passions qu’il déchaîne.
Ces passions sont nourries de l’idée de nation. Pour les uns, le « rassemblement national » autour de l’équipe agit comme un baume qui panse les plaies de la mondialisation et de la fuite des centres de décision à Bruxelles ou dans les quartiers généraux des multinationales. D’autres s’émerveillent de voir ces gosses de banlieue se draper fièrement de blanc, bleu et rouge. La réception de l’équipe à l’Élysée, avec un public constitué de gamins et d’éducateurs des clubs sportifs des héros, allait dans ce sens. Aucun acte de terrorisme n’a eu lieu pendant la Coupe du Monde : c’eût été pourtant, pour les djihadistes, une occasion unique de manifester que leur communauté n’est pas la nation. Mais l’incompréhension et le rejet auraient été trop forts. À Zagreb, le retour des héros a été acclamé par un demi-million de personnes, plus de 10% de la population du pays. À Paris, la ferveur avait une dimension religieuse.
À l’issue de la finale, la pluie se mit a tomber drue. On apporta à Poutine un parapluie qui dégoulinait sur son voisin, le président français, et il fallut de longues minutes pour que celui-ci et sa collègue croate soient, eux aussi, à l’abri. L’incident souligna la dimension géopolitique de l’événement : on était chez le maître du Kremlin. Mais rien ne pouvait noyer l’enthousiasme général.
Les joueurs recevaient l’onction de dieux vivants. Fort heureusement, l’erreur du gardien de but français, qui avait incroyablement donné le ballon à un attaquant croate, nous rappelait qu’ils n’étaient que des hommes, faillibles.