Traduit en français sous le titre « au fond des ténèbres », le livre de Gitta Sereny (1974) explore la conscience du commandant du camp d’extermination de Treblinka.
Le titre anglais est « into that darkness, from mercy killing to mass murder » : pénétrer dans cette obscurité, de la mise à mort compassionnelle au meurtre de masse. L’auteur est Gitta Sereny (1921 – 2012). Née à Vienne d’un père protestant hongrois et d’une mère juive, elle s’occupa pendant la guerre d’enfants réfugiés en France puis s’exila aux Etats-Unis. Après la guerre, elle fit partie d’un programme d’aide des Nations Unis aux réfugiés en Allemagne, puis s’installa en Grande Bretagne. Elle assista au procès de Nuremberg en 1945 et s’intéressa au cheminement qui conduisit des êtres humains présumés normaux à commettre des crimes contre l’humanité.
Entre 1967 et 1970, elle assista à des dizaines de procès de dignitaires nazis, en particulier celui de Franz Stangl, qui fut le commandant du camp d’extermination de Treblinka. Elle le choisit parmi d’autres pour une série d’interviews, après qu’il eut été condamné en 1970 à la prison à perpétuité, parce qu’il semblait « moins primitif, plus ouvert, sérieux et triste » que les autres.
Sereny parla pendant soixante dix heures avec Stangl dans la prison où il était détenu, puis consacra 18 mois à rencontrer sa famille au Brésil, ses collaborateurs et les quelques rares survivants de Treblinka, à vérifier ses informations et à écrire ce livre de plus de 400 pages.
Treblinka
Le tribunal allemand qui condamna Stangl retint le nombre de 900.000 hommes, femmes et enfants exterminés à Treblinka. Le nombre réel est probablement supérieur, pouvant atteindre 1.200.000 personnes. La cruauté de ce qui leur était infligé dépasse l’entendement. Visitant Treblinka un jour d’hiver, Gitty s’exclame : « Oh mon Dieu les enfants, nus dans ce terrible froid (…) attendant que ceux qui étaient devant soient gazés, attendant leur tour (…) Souvent, m’avait-on dit, leurs pieds nus avaient gelé dans le sol de sorte que lorsque les fouets des Ukrainiens des deux côtés du chemin commençaient à les faire avancer, leurs mères devaient les arracher… »
Les Nazis réservaient un traitement différent aux Juifs occidentaux et à ceux d’Europe de l’Est. « Ils reconnaissaient la capacité des Juifs occidentaux à saisir individuellement la monstrueuse vérité et à lui résister individuellement, et par conséquent ils avaient donné l’ordre que l’on prît le plus grand soin à les égarer et à les calmer jusqu’à ce que, nus, en rangs de cinq et courant sous les fouets, ils fussent rendus incapables de résister. De la même manière, ils réalisèrent que ces précautions étaient inutiles avec les Juifs de l’Est qui – jusqu’à un certain point – s’attendaient à la terreur. Tout ce dont on avait besoin, c’était de créer une hystérie de masse. « Ils arrivaient, et ils étaient morts en deux heures de temps », dit Stangl. Et ces deux heures étaient remplies d’une telle infinité de violence de masse soigneusement conçue qu’elles privaient ces centaines de milliers de personnes de quelque possibilité que ce fût de faire une pause, ou de penser ».
Il y avait une différence de fond entre les camps d’extermination tels que Sobibor ou Treblinka et des camps de concentration comme Auschwitz. Ici, on éliminait les plus faibles et on faisait travailler les autres comme main d’œuvre esclave jusqu’à ce qu’ils meurent d’épuisement, de maladie ou de malnutrition. Là, on arrivait pour mourir. Un tout petit pourcentage des arrivants était conservé pour faire fonctionner le camp. Lorsque des convois d’occidentaux arrivaient, ce personnel disposait en abondance de nourriture et de vêtements, soustraits clandestinement aux gardes ukrainiens, aux SS et au trésor de guerre nazi. Lorsque les convois venaient de l’est, le butin était maigre. Lorsque, pendant des mois, les convois se firent rares, on en vînt paradoxalement à souhaiter qu’ils reprissent… et l’on prépara la révolte.
Franz Stangl
Né en 1908 en Autriche, Stangl s’engage dans la police en 1931. En 1940, alors que l’Autriche a été intégrée depuis deux ans au Reich, il intègre Schloss Hartheim, près de Linz. Il s’agit d’un des centres d’euthanasie mis en place pour éliminer des handicapés et des fous, parmi lesquels des opposants politiques.
Stangl restera deux ans à ce poste. Il évite de parler à sa femme de son activité professionnelle. Pour soulager sa conscience, il se convainc qu’il s’agit d’accorder une mort compassionnelle à des gens qui souffrent et dont la vie ne mérite pas d’être vécue. Il ne participe pas lui-même aux gazages, et joue principalement un rôle administratif, celui d’un officier d’état civil dressant les certificats de décès dont les familles ont besoin.
Gitta Sereny parlera de « l’acceptation, pas par pas, d’actes de plus en plus terribles. L’incapacité à dire non au tout début était fatale, chaque pas suivant confirmant simplement le défaut moral initial et originel ».
De fait, lorsque Stangl est muté à Sobibor d’abord, Treblinka ensuite, ses supérieurs savent très bien ce qu’ils font : ils utilisent un homme qui a déjà une expérience du meurtre collectif et qui a mis sa conscience en paix avec l’horreur. Mais ils ne disent pas tout de suite à leur homme la fonction d’extermination de Sobibor. La vérité se révèle peu à peu. Stangl est comme anesthésié. S’il promet à sa femme de demander une mutation pour échapper à Treblinka, il n’en fait rien : il a peur d’être mal vu de ses supérieurs, qui ont une haute opinion de lui comme commandant du camp d’extermination, il redoute d’être envoyé au front de l’est, il craint des représailles sur sa femme et sur lui.
Franz Stangl face à Gitta Sereny
Stangl accepte de parler à Gitta Sereny parce que celle-ci se place sur un terrain différent du tribunal. Elle ne cherche pas à juger, mais à comprendre. Au long des entretiens, deux personnalités apparaissent : un Stangl courtois, parlant un allemand conventionnel lorsqu’il s’agit de sujets dont il peut se distancier ; et un homme émotif, s’exprimant en jargon autrichien, le visage convulsé, lorsqu’il s’agit de sujets qui le touchent.
Stangl maintient une ligne de défense constante : il n’a jamais personnellement fait de mal à une personne, il n’était qu’un rouage d’une machine parfaitement huilée, s’il s’était retiré la machine aurait continué à fonctionner sans changement. Lors du dernier entretien toutefois, il se reconnait coupable : « ma faute, dit-il, c’est que j’étais là et que je suis encore ici… » Le lendemain, sous le choc probablement de cet aveu qui lui a coûté un extraordinaire effort, il meurt d’une attaque cardiaque.
Franz Stangl et sa famille
Un point saillant dans le témoignage de Stangl est l’importance pour lui de sa femme et de leurs trois filles. Pendant la guerre, une partie de son comportement s’explique par son désir de ne pas les exposer. Après la guerre, en exil en Syrie (1947 – 1951) puis au Brésil (1951 jusqu’à son arrestation en 1967), il mène une existence de père de famille modèle, travaillant pour faire vivre les siens, les entourant de son affection.
Gitta Sereny rencontra longuement l’épouse de Stangl, une femme battante et ambitieuse qui avait réussi à donner à la famille une vie confortable à Sao Paulo. Frau Stangl avait continué jusqu’au bout à aimer et soutenir son mari. Sereny lui posa question de confiance : si vous lui aviez donné le choix entre Treblinka et vous, qu’aurait-il fait ? C’était une manière de la mettre devant ses propres responsabilités : à quel point fut-elle coresponsable des abominations dont son mari fut reconnu coupable ? Mais elle n’obtint pas de réponse univoque à cette question.
Le rôle de l’Eglise catholique
La question du catholicisme est centrale dans le livre de Sereny. Franz Stangl était profondément chrétien. L’approbation de l’Anschluss par le Cardinal Inninger, le silence de l’épiscopat et de Pie XII face au programme d’euthanasie jusqu’en 1943 (après que la plupart des populations ciblées avaient été exterminées), puis l’assourdissant silence du Vatican face à la Shoah l’ont convaincu de ce qu’il faisait n’était pas en contradiction avec sa foi.
Gitta Sereny démontre que la Vatican était informé du programme d’euthanasie puis de la solution finale, et prouve que les documents d’archive produits dans les années soixante par le Saint Siège ont été soigneusement triés pour masquer cette réalité.
Elle explique l’attitude de Pie XII par sa conviction que l’Allemagne nazie était le meilleur rempart contre son archi-ennemi, le bolchevisme, par sa volonté d’éviter l’anéantissement de l’Eglise dans le Reich (alors que les écoles catholiques avaient déjà été supprimées) et par son amour personnel pour l’Allemagne.
Gitta Sereny s’attache enfin à mettre en évidence les réseaux d’aide aux anciens nazis actifs au Vatican après la guerre. Franz Stangl, en particulier, a pu s’enfuir en Syrie grâce aux papiers et à l’argent fourni par un prélat.
Un témoignage fort
Gitta Sereny établit un parallèle entre l’acceptation progressive de la monstruosité nazie par l’individu Stangl et par l’institution Eglise. Dans les deux cas, c’est l’absence de protestation morale au début du processus qui conduit à une complicité massive lorsque l’horreur est dévoilée dans toute son extension.
Les droits humains ne se divisent pas. C’est à tout moment qu’il faut des défendre bec et ongles.
One comment
CéCédille
1 juin 2014 at 20h21
Billet très intéressant ! Ce document est à rapprocher du roman de Merle (« La mort est mon métier ») et des analyses d’Anna Arendt. Peut-être l’apprentissage de la désobéissance devrait faire partie de toute éducation digne de ce nom ?