Jadis et Daguerre

Dans « Jadis et Daguerre », le photographe Erwin Blumenfeld (1896 – 1969) raconte sa vie d’enfant Juif à Berlin, sa première guerre mondiale en France, ses premiers succès aux États-Unis, ses tribulations comme étranger indésirable dans les camps de concentration français en 1940 – 1941 et son installation définitive dans le nouveau monde.

 Blumenfeld avait écrit cette autobiographie dans sa langue natale, l’allemand, mais avait choisi le titre français à partir de celui d’un recueil de Paul Verlaine, « jadis et naguère ». Il avait remplacé le second mot par le nom d’un inventeur de la photographie. Un des chapitres du livre s’intitule « Jadis et la guerre », tant il est vrai que la traversée des deux guerres mondiales a marqué sa destinée.Résumons. Erwin naquit dans une famille juive berlinoise aisée. Son père possédait une affaire de production et de négoce de parapluies. Lorsqu’il fit faillite, le garçon dut s’embaucher comme commis dans une entreprise de confection. Il fut mobilisé et envoyé sur le front en Picardie, comme ambulancier puis comme comptable dans un bordel de campagne.

Il était tombé amoureux par correspondance d’une jeune Hollandaise, Lena Citroën. Il déserta pour la rejoindre, fut rattrapé, sauvé par l’armistice. Il monta à Amsterdam un négoce de confection et tira le diable par la queue jusqu’à ce qu’une Parisienne de passage remarque les photos qu’il avait affichées à la vitrine de sa boutique, le fasse monter à Paris et l’introduise dans les milieux de la mode.

 Erwin Blumenfeld devint alors photographe de métier et connut le succès jusqu’aux États-Unis. Survient la seconde guerre mondiale. Antinazi farouche, il souhaita s’engager du côté de son pays d’adoption, la France. Mais « le crétinisme bureaucratique » l’emporta. Considéré comme ressortissant d’un pays ennemi, il fut interné dans le sinistre camp de concentration du Vernet d’Ariège.

 Grâce à ses appuis outre-Atlantique, il parvint au prix de mille péripéties à se faire délivrer un visa. Sa famille et lui embarquèrent sur un rafiot bourré d’immigrants. Ils passèrent plusieurs mois au Maroc avant de pouvoir gagner les États-Unis. Erwin Blumenfeld travailla pour des revues, dont Vogue. Il atteignit une notoriété mondiale comme photographe capable d’exalter la féminité.

Le camp de concentration français du Vernet d’Ariège

Son autobiographie constitue une remarquable œuvre littéraire. Elle est écrite dans une langue riche et imagée, ce qui n’étonne pas venant d’un photographe. Elle fourmille de personnages, de situations cocasses ou tragiques, de mises en situation. L’auteur ne s’embarrasse pas de précautions : s’il hait quelqu’un, il le dit sans ambages. C’est le cas de son meilleur ami Ravel Roelofsz, qui « pour finir, s’abandonna aveuglément, stupidement, fanatiquement et yeux fermés à la mode montante des chemises noires (…) Mon meilleur ami s’engloutit avec notre amitié éternelle dans les marécages des Pays-Bas. Je n’ai guère revu ce tartuffe des marais ces trente dernières années. »

 « Mon enfance tout entière s’est déroulée sous le signe des plaisirs les plus abominables de la peur », écrit Blumenfeld. Une enfance dominée par la personnalité de son père. « Il s’enduisait comme presque tous les pères de ce temps-là, d’horribles onguents en lesquels il mettait tous ses espoirs pour lutter contre le mal français (la syphilis) qui le soumit tout au long de sa courte vie à des orages lui causant crainte et tremblement. »

 Les femmes, sa mère et les personnes à leur service, occupent aussi une place importante dans son enfance. « Mlle Réséda Ansermier, la gouvernante française d’Annie (sœur d’Erwin), répandait un vigoureux parfum de muguet, avait partout des fossettes, publiques ou secrètes, et cachait avec coquetterie une poitrine se balançant joyeusement derrière son jabot de dentelle que j’aimais remettre d’aplomb afin d’apprendre la langue française, un jeu d’enfant. »

Lorsque se profile la première guerre mondiale, le patron d’Erwin, Otto Moses y voit une formidable opportunité. « Je vois l’avenir plus noir que noir. Dès que l’hécatombe commencera, un marché gigantesque du deuil va s’ouvrir. Plus les hommes tomberont au champ d’honneur, plus (les femmes allemandes) auront envie de tomber sur un soupirant (…) Quand, après les premières actions militaires d’envergure, le commerce du veuvage se mit à prospérer, la concurrence fut anéantie : seuls M&S étaient en mesure de livrer dans délai des étoffes de deuil d’excellente qualité et dans toutes les quantités souhaitées : victoire sur toute la ligne ! »

 La guerre infligea à Erwin la perte la plus lourde de toute son existence. Le 19 juillet 1918, il avait écrit à son frère Heinz. « Cette lettre me revint trois semaines plus tard, l’adresse barrée par la mention « retour à l’envoyeur. » Retour souligné en bleu. Après la distribution du courrier, je m’enfermai dans les latrines avec ma lettre, je baissai mon froc et pleurai. »

 Blumenfeld souligne l’absurdité de la guerre. On envoie les soldats au front dans des voitures rutilantes, vêtus d’uniformes neufs. « Il nous fallut, avant même de quitter la gare, remballer nos beaux uniformes dans nos Mercedes, qui repartirent vers leur point de départ, pour instiller un nouveau courage à de nouvelles troupes montant au front. Pour nous, dans des guenilles pouilleuses et feldgrau, une nouvelle vie commençait. »

 Pendant la seconde guerre mondiale, c’est M. Fenster qui claironne le réveil. « Le trompettiste de Säkingen, M. Fenster, un nègre, était étiqueté « ressortissant allemand » sans avoir jamais mis les pieds en Allemagne. Il était originaire de Dar-es-Salam, Afrique occidentale allemande, où un missionnaire juif lui avait un peu appris à yodler (en yiddish). »

Les dernières lignes du livre sont impressionnantes. Elles se trouvaient dans les papiers laissés par Erwin Blumenfeld et furent retrouvées après sa mort, survenue à Rome le 4 juillet 1969 à la suite d’un infarctus, dont elles décrivent de façon prémonitoire le déroulement : « Un souffle humide me martelait le cœur à coups de poings, mes dents menaçaient de me rester en travers de la gorge, mes os s’effritaient, les gouttes de sueur tombaient dans le caniveau, les tripes visqueuses, répugnantes, me quittaient, mes yeux impuissants fixaient le Nirvana, le filet se rompit, tout était devenu passé : j’étais mort. »

 « Jadis et Daguerre » est un livre de près de 500 pages. Il se lit avec passion. Un chef d’œuvre, digne des photographies par lesquelles Erwin Blumenfeld s’est fait connaître.

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