Le roman « la chute » d’Albert Camus (1956) est fréquemment mentionné actuellement dans les articles de journaux et les émissions de télévision.
Cet engouement est peut-être dû au jeu de massacre auquel on assiste dans le cadre de la campagne présidentielle en France. Tour à tour, les citoyens ont été témoins de la chute de François Hollande, Nicolas Sarkozy, Alain Juppé, Manuel Valls, François Fillon.
Le narrateur, celui qui a chu, se nomme Jean-Baptiste Clamence. C’est du moins ce qu’il déclare à son interlocuteur, tout en avouant qu’il a changé plusieurs fois d’identité depuis le jour où, sur un pont de Paris, sa vie a basculé.
Il vit maintenant à Amsterdam, dont il parle avec enthousiasme : « la Hollande n’est pas seulement l’Europe des marchands, mais la mer, la mer qui mène à Cipango, et à ces îles où les hommes meurent fous et heureux. » Les prostituées elles-mêmes le captivent : « ces dames derrière ces vitrines ? Le rêve, monsieur, le rêve à peu de frais, le voyage aux Indes ! Ces personnes se parfument aux épices. Vous entrez, elles tirent les rideaux et la navigation commence. Les dieux descendent sur les corps nus et les îles dérivent, démentes, coiffées d’une chevelure ébouriffée de palmiers sous le vent. Essayez. »
Avant la chute, « Jean-Baptiste » était un homme heureux : « imaginez, je vous prie, un homme dans la force de l’âge, de parfaite santé, généreusement doué, habile dans les exercices du corps comme dans ceux de l’intelligence, ni pauvre ni riche, dormant bien, et si profondément content de lui-même sans le montrer autrement que par une sociabilité heureuse. Vous admettrez alors que je puisse parler, en toute modestie, d’une vie réussie. »
De profession, il était et reste avocat : « les juges punissaient, les accusés expiaient et moi, libre de tout devoir, soustrait au jugement comme à la sanction, je régnais, librement, dans une lumière édénique. »
La chute, c’est celle d’une jeune femme qui, d’un pont de Paris, se jette dans la Seine. Jean-Baptiste est témoin de la scène mais ne tente rien, sauf d’oublier. La chute est désormais aussi la sienne : il ne cesse d’être hanté par un sentiment de culpabilité. Il découvre combien son prétendu altruisme n’était qu’une posture pour se faire admirer et aimer. Le jugement, il ne peut plus s’y soustraire. Il tombe dans une profonde dépression : « il fut un temps où j’ignorais, à chaque minute, comment je pourrais atteindre la suivante. »
Comment apprivoiser le sentiment de culpabilité ? Jean-Baptiste découvre combien Jésus lui-même, dont la naissance fut la cause du massacre des saints innocents, devait se sentir coupable. Dès lors, il forge un nouvel avatar de lui-même : il sera juge – pénitent. Juge parce qu’il démasquera partout l’imposture des bonnes gens. Pénitent parce qu’il ne s’exonère pas lui-même de la faute : « la confession de mes fautes me permet de recommencer plus légèrement et de jouir deux fois de ma nature d’abord, et ensuite d’un charmant repentir. »
On est loin ici de la chute de nos politiciens, encore que la confession de leurs fautes revête une certaine actualité.
Bien vu ! Très beau livre, en effet, qui évoque, à la fin, le vol (réel) d’un tableau au titre et au destin intrigants : « Les juges intègres » (voir : http://urlz.fr/4Sdr)
La péripétie des « juges intègres » m’avait totalement échappée. Comme quoi lire est un acte subjectif !