Dans « la Nuit des Rois », Philippe Lacôte fait vivre au spectateur la nuit de la lune rousse dans une prison africaine. Un caïd vit les dernières heures de son pouvoir et de sa vie ; un jeune homme mourra s’il cesse de raconter des histoires avant que se lève le jour.
La prison est la Maison d’Arrêt et de Correction d’Abidjan, la MACA. Le hasard veut qu’elle soit aussi le cadre du programme de justice réparatrice décrit par Thérèse de Villette dans un livre qui a fait l’objet du précédent article de « transhumances ». Deux visions opposées : dans le livre de Villette, l’administration pénitentiaire pilote une innovation ; dans le film de Lacôte, le directeur baptisé Nivaquine (Issaka Sawadogo) et les surveillants sont retranchés dans une pièce et n’ont d’autre alternative que de regarder passivement ce qui se passe ou de tirer dans le tas.
Un jeune homme (Bakary Koné) est amené sur un pick-up à la MACA. Il est accueilli par les hurlements des détenus entassés derrière les grilles. Barbe Noire (Steve Tientchen), le Dangôro (caïd) de la prison, exige qu’il lui soit amené. Barbe Noire est malade, ne vit plus qu’en respirant de l’oxygène. Cette nuit, celle de la lune rousse, sera sa dernière. Pour gagner quelques heures, il baptise le jeune arrivant « Roman » et lui impose de raconter une histoire jusqu’au lever du jour. S’il faillit, il perdra la vie.
Fils et petit-fils de griot, Roman s’exécute, d’abord en se faisant violence, puis en prenant confiance à mesure que son récit subjugue l’auditoire. Son récit mêle un passé lointain dans lequel une reine s’imposait par ses pouvoirs magiques et l’histoire récente d’un gang des moustiques mené par un gamin orphelin, Zama the King, qui faisait régner la terreur sur la population d’Abidjan dans le contexte de la guerre civile.
Le récit de Roman est immédiatement mis en scène par des danseurs, des contorsionnistes et des acrobates. Il est traduit en poèmes et en musique par des chanteurs polyphoniques. La prison échappe totalement à son tuteur, le ministère de la justice. Mais dans la violence brutale des corps enfermés et réduits à vivre les uns contre les autres se dégage, par le mouvement et par le chant, une envoûtante harmonie.
Les Rois qu’évoque le titre du film sont à la fois le Dangôro, celui qui fait régner la terreur sur la prison jusqu’à cette nuit de la lune rousse et celui qui émergera après de prévisibles bains de sang, et les rois et reines du Sénégal d’autrefois rendus vivants par le griot d’aujourd’hui qu’est Roman.
La Nuit des Rois est un film puissant et fascinant. Philippe Lacôte dit avoir connu la MACA lorsque sa mère, opposante politique à Houphouët Boigny, y fut emprisonnée et qu’il allait la visiter. « Cela me permettait d’observer les comportements, d’écouter la langue de la prison, de regarder certains détails. J’avais l’impression d’être à la cour d’un ancien royaume, avec ses princes et ses laquais ». Il connait bien l’univers de la prison, en particulier pour avoir animé des cinéclubs dans plusieurs établissements en France. « C’est un univers que j’ai appris à ne plus fantasmer, que je commence à connaître. Donc j’avais envie de donner un regard de l’intérieur, de montrer comment la prison fonctionne comme une société à part entière. »
La bande son d’Olivier Alary et le travail de l’image par le directeur de la photographie Tobie Marier Robitaille sont remarquables.