Dans un livre d’entretiens avec le musicologue Frédéric Gaussin, Jean-Claude Casadesus, chef d’orchestre et directeur de l’Orchestre National de Lille, livre une réflexion passionnante sur sa vie, sa carrière et son métier (« La partition d’une vie », Editions Ecriture, 2012).
La famille Casadesus constitue une véritable dynastie de musiciens et de comédiens issue d’un même ancêtre, Luis Casadesus, un émigré catalan décédé en 1919 à l’âge de soixante neuf ans. Jean-Claude Casadesus appartient à la troisième génération. Il est fils de Gisèle Casadesus, comédienne qui vient, à 99 ans, de jouer dans le film « le figuier ». Il est père d’un explorateur, d’une cantatrice et d’un comédien, et grand-père de trois musiciens doués.
Agé maintenant de 77 ans, il pense évidemment à sa succession à la tête de l’Orchestre National de Lille, mais sans urgence : il a la force de travailler et l’envie de mener à bien des dizaines de projets.
Une formation éclectique
Le livre qu’il a réalisé avec Frédéric Gaussin est passionnant à plus d’un titre. Sa formation musicale, tout d’abord, est remarquable par son éclectisme. Autour de 1960, sorti du Conservatoire, il exerce le métier de timbalier et pratique le répertoire classique aux Concerts Colonne, fréquente assidument les boîtes de jazz de Saint Germain des Prés, joue comme percussionniste dans des orchestres de variété pour accompagner des artistes comme Line Renaud ou Tino Rossi et est employé à la vacation pour l’enregistrement de titres comme « l’école est finie » de Sheila.
Passionnante aussi est la description du métier de chef d’orchestre. « L’art du chef d’orchestre ne trouve sa pleine valeur qu’à partir du moment où sa représentation mentale d’un morceau prend effectivement corps et vie, s’incarne sans déperdition, sans déformation, en un phénomène vibratoire. Le chef raconte une histoire par le geste, par lequel il délivre un agrégat gigantesque d’informations (…) En premier lieu, pour pouvoir la transmettre, le chef d’orchestre organise sa pensée. Sur la partition, il détermine les pièces de la charpente qui s’assemblent pour former une section de mouvement, un mouvement entier, puis deux, trois, une symphonie intégrale. Pilote de sa formation, le chef repère les pistes les plus larges, les routes principales, les axes secondaires, les chemins vicinaux, les sentes de montagne, les forêts, les massifs, les clairières… Ce processus est celui d’une analyse poussée qui s’intéresse au langage, aux outils, aux procédés du compositeur, dont chaque élément de la syntaxe, de la grammaire, du style, du vocabulaire, est à prendre en considération ».
Le cerveau et les tripes
L’art du chef d’orchestre, c’est de conduire sa « phalange » à interpréter en profondeur l’œuvre telle que l’a pensée le compositeur. Il fait appel au cerveau pour la cartographier correctement, en déchiffrer le langage ; mais il faut tout autant de désir, de tripes, de génital, de cœur pour la faire vibrer et toucher le cœur des auditeurs. Jean-Claude Casadesus évoque le « séisme émotionnel » ressenti à l’âge de douze ans à des concerts de Wagner et Beethoven dirigés par George Sebastian : « j’ai vécu la philarmonique sur un mode charnel. Dans la salle, je me sentais capable de toucher du doigt les timbres dont j’admirais la fusion. J’étais submergé par cette cataracte sonore. Fasciné par le pouvoir du chef qui façonnait des mondes de beauté, sculptait dans des blocs de mouvantes statues incandescentes. » Ce choc affectif détermina sa vocation de percussionniste puis de chef d’orchestre. Il ne s’agit pas seulement d’écouter, mais de toucher et même de sculpter. Ailleurs, Casadesus parle de la symphonie comme d’un « manteau immense tissé de résonnances multicolores » : c’est ici le registre de la peinture qui est utilisé.
Ce qui rend enfin ce livre passionnant, c’est le récit de l’expérience de Jean-Claude Casadesus à la tête de ce qui est aujourd’hui l’Orchestre National de Lille. En 1975, il prend la direction de l’antenne régionale de l’orchestre de l’ORTF, en plein démantèlement. Appuyé par des personnalités politiques clairvoyantes, en particulier Pierre Mauroy, il bâtit un projet dans lequel la musique symphonique est un instrument de la régénération d’une région en pleine reconversion industrielle. Il s’agit en parallèle de hausser le niveau de l’orchestre à un niveau international, ce qui inclut des tournées sur les cinq continents, et aussi d’aller à la rencontre des gens là où ils habitent jusque dans les plus petites villes du Nord Pas de Calais.
Avec les prisonniers
J’ai été particulièrement sensible au passage dans lequel Casadesus évoque son premier concert à la prison de Loos en 1986. « Ce n’est pas le lieu le mieux adapté pour une philharmonie, j’en conviens. C’était l’été. Il faisait chaud. Nous sommes entrés sous les ricanements en les lazzis. Mais en smoking et nœud papillon, comme il se doit. Nos jeunes musiciennes ont bien eu à essuyer des remarques plutôt crues sur leur apparence physique, mais elles ont vaillamment assuré, comme on dit (…) La population carcérale, issue souvent de quartiers dits « défavorisés », souffre de l’idée qu’on la méprise. Que la société n’a rien à leur offrir. Qu’elle n’est faite que de rapports de force. Avec nous, c’est différent : « Respect, toi tu ne te moques pas de nous, tu ne viens pas en jean ». Respect : le maître mot est lâché. A travers lui, c’est toute une soif de considération qui s’exprime. »
Casadesus achève son livre par ces mots de Nietzche : « la vie, sans la musique, serait une erreur ».