La Porte du Soleil (Bâb al-chams) est le plus célèbre roman du Libanais Elias Khoury, décédé en septembre 2024. Ce roman fleuve a été publié en 1998 à Beyrouth et traduit en français en 2002 par Rania Samara chez Actes Sud.
Le livre évoque les tribulations du peuple palestinien, expulsé de ses terres par les forces israéliennes lors de la catastrophe de 1948, la « nakba » ; exclu de Jordanie après le « septembre noir » de 1970 ; confronté à l’invasion du Liban par Israël en 1982, qui conduisit à l’évacuation des combattants palestiniens vers Tunis et au massacre des camps de Sabra et Chatila, commis par les milices chrétiennes avec la neutralité bienveillante des troupes israéliennes.
C’est précisément à Chatila que se situe le cœur du roman. Tout près du terrain de football tracé au-dessus d’une fosse commune où reposent des centaines d’anonymes massacrés, l’hôpital Galilée vit un déclin inexorable. Il ne reste plus qu’un médecin, Khlalil, qui n’a d’ailleurs pas la qualification de médecin. Il ne reste presque plus qu’un malade, Younès. Celui-ci va mourir. Mais Khalil a juré de le sauver par la parole. Il lui racontera des histoires, en réalité leur histoire commune. Younès a été un héros du combat national palestinien. Khalil, qui vient de franchir le cap de la quarantaine, a été son compagnon d’armes et son fils spirituel.
La stupeur des habitants expulsés
Ce sont des dizaines d’histoires, impliquant des centaines de personnages qui sont racontées au long des sept cents pages du roman. Il y a d’abord la stupeur des habitants chassés de leur village en 1948. Lorsqu’ils y reviennent, car la frontière avec le Liban restera longtemps poreuse, ils trouvent parfois les maisons rasées ; parfois, leur maison est toujours debout mais occupée. Le romancier raconte la visite d’Oum Hassan dans son village de Kwekkat.
« Ils sont entrés. Oum Hassan a dit – comme tous ceux qui sont retournés voir leurs maisons – « tout était resté tel quel, chaque chose était restée à sa place. Même le pichet de terre cuite. » (…) L’Israélienne l’a laissée debout devant le pichet puis est revenue avec une cafetière de café turc. Elle a servi trois tasses avant de s’installer calmement, observant ces deux étrangers dont les mains tremblaient en tenant leurs tasses de café. Avant qu’Oum Hassan n’ait posé une seule question, l’Israélienne lui a dit : « c’est votre maison, n’est-ce pas ? » « Comment le savez-vous ? » a dit Oum Hassan . « Je vous attends depuis longtemps. Soyez la bienvenue. » »
En 1960, Younès fait partie d’un des premiers commandos opérant en Galilée. Trois camarades sont tués, un autre est capturé. Lui parvient à s’enfuir et se réfugie dans une caverne dénommée La Porte du Soleil. Sa femme Nahîla organise son enterrement fictif : « Elle a pleuré comme jamais une femme n’avait pleuré. Elle a gémi, elle s’est lamentée, elle s’est évanouie. Les cheveux épars, elle a déchiré ses vêtements en public. » La nuit, elle rejoignait son mari et lui apportait des provisions.
Adnân, le héros devenu fou
Le combattant capturé s’appelait Adnân. Après un séjour à l’hôpital pour soigner ses blessures, il a été jugé. « Au tribunal, Adnân a dit ce qu’il fallait dire. Il a dit qu’il ne reconnaissait pas l’autorité du tribunal. Il était un fedayin et non un saboteur. « C’est ma terre, celle de mon père et de mes ancêtres » a-t-il dit sans répondre à aucune question. « Quand le juge a prononcé son verdict, Adnân a éclaté de rire et tapé des mains comme s’il venait d’entendre une bonne blague. Le juge lui a demandé la raison de cette hilarité. « C’est rien. Rien du tout. Mais est-ce que vous croyez pour de bon que votre État subsistera encore dans trente ans ? » »
Adnân fut libéré par anticipation, en 1983, dans le cadre d’un échange de prisonniers. « Quelques jours après son retour, il a perdu la tête. Il s’adressait aux membres de sa famille en baragouinant l’hébreu comme s’ils étaient des geôliers israéliens. Un peu plus tard, il a perdu l’usage de la parole, il criait, vociférait et sortait tout nu dans la rue. »
La détention pouvait rendre fou. L’auteur raconte le supplice de la chaise infligé à des prévenus en attente d’interrogatoire et de jugement. « Ils attachaient le prévenu à une chaise et l’abandonnaient dans cette position pendant une semaine, la tête enfoncée dans un sac noir. Une fois par jour, les soldats dégageaient sa bouche et donnaient au prisonnier un morceau de pain et une gorgée d’eau et, la tête toujours couverte, ils le menaient une seule fois aux toilettes. À la fin, le prisonnier oubliait qui il était, ses membres se raidissaient et l’obscurité le terrassait. Il était alors traîné devant l’enquêteur, chancelant et anéanti, ayant perdu toute sensation de son corps, le dos plus lourd qu’un sac de pierres. »
Parmi les histoires murmurées par Khalil à Younès, celle que lui racontait sa grand-mère, ou « comment un homme était tombé du minaret. Elle d’avait vu s’abattre comme un oiseau. Il s’appelait Daoud Ibrahim. Au milieu du bombardement et de la confusion générale, il est monté attacher un drap blanc en haut du minaret, annonçant ainsi la reddition du village . Elle l’a vu faire des signes avec la main (…) Il essayait encore de fixer le drap quand il a été touché par une balle à la poitrine. Il est tombé comme un oiseau, il s’est abattu, les mains jointes sur la poitrine. Ma grand-mère disait qu’en le voyant elle avait compris comment meurent les oiseaux. »
Nahîla et Chams
Deux femmes dominent ce roman. Nahîla, la femme de Younès a élevé seule ses quatre enfants en Palestine occupée. Les premiers-nés de ses enfants se sont tous appelés Younès. Khalil n’a jamais épousé Chams, une femme libre. « C’est ça l’amour mon ami : une vacuité qui se remplit soudain, ou une plénitude qui se vide et t’abandonne au néant. (…) Avec elle (Chams), je n’avais pas la sensation de posséder un pénis, c’était comme si je me dissolvais, comme si je renaissais dans l’eau. Nous nous baignions dans l’eau du désir, nous nous flétrissions, mais notre désir ne mourait pas. Son eau, mon ami, son eau jaillissait comme une source des entrailles de la terre et je m’y noyais. »
La Porte du Soleil est un livre difficile, en raison de sa longueur et parce que Khalil se laisse porter par ses souvenirs, récents ou anciens, sans souci de chronologie. Le lecteur a parfois la sensation de déjà-vu, de revenir encore et encore sur des épisodes connus. Mais il se dégage de ce texte magnifiquement écrit un sentiment de poignante humanité.