C’est un formidable roman social qu’écrit Silvia Avallone : « da dove la vita è perfetta » (La vie parfaite, édité par Liana Levi).
Silvia Avallone est née en 1984 à Biella (Piémont) et vit à Bologne. Elle a fait de sa ville d’adoption le cadre de son roman « la vie parfaite » ; plus exactement, de Labriola, une banlieue déshéritée à trois quarts d’heure du centre-ville. « Ma géographie personnelle de l’exclusion », écrit Avallone.
Le quartier Villagio Labriola est un personnage de roman à part entière, avec ses immeubles de 5 étages en forme de vers de terre et ses sept tours d’habitation. Un lieu de vie imparfaite. Une sorte d’équivalent italien de La Grande Borne de Grigny, à ceci près que la coexistence ethnique, et les problèmes qu’elle pose dans les « quartiers » en France, semble ici absente : tous les protagonistes du roman sont « de souche ». Dans les immeubles, les cloisons sont si minces qu’aucun détail de la vie intime ne peut échapper aux voisins.
Au long du parcours du bus 22 de Labriola au centre-ville, « les paraboles satellitaires sur les balcons diminuaient, tandis que boutiques et restaurants augmentaient. Les rues elles-mêmes devenaient plus jolies et civilisées. Les bars perdaient les vieux avec le minimum vieillesse et les parties de cartes, ils gagnaient des dames en tailleur et des avocats. À mesure qu’on s’en approchait, les gens commençaient à marcher avec sur le dos des vêtements meilleurs, des enseignes de cinémas apparaissaient, des bars et des endroits fameux. Jusqu’à ce que le 22 rejoigne les portes médiévales. Alors, c’était comme avoir passé les contrôles de douane. Comme avoir reçu le visa pour une autre planète. »
Adele (17 ans) et Jessica (15 ans) vivent aux « lombriconi » (vers de terre) de Labriola avec leur mère Rosaria. Ce sont des déclassés. Le père, Adriano, menait la grande vie avant de se retrouver en prison. Sa femme a dû déménager à Labriola poussée par la misère. Les filles conservent en mémoire « la vie parfaite » d’autrefois.
Adele est amoureuse de Manuel, un garçon du quartier qui semble un clone de son père : beau gosse, élégant, fasciné par l’argent facile. Le roman s’ouvre sur son accouchement d’une petite fille, Bianca, conçue avec Manuel
Adele accouche seule. Elle ne veut pas de la présence de Manuel, qui a pourtant obtenu une permission de sortie de l’établissement pénitentiaire pour mineurs et est venu à la maternité escortée de deux policiers. Elle ne veut pas de la présence de sa mère. Pour que Bianca accède à la vie parfaite qui lui est refusée, elle a décidé d’accoucher sous X et de donner le bébé en adoption.
Dans un quartier plus chic, Dora, une femme d’une trentaine d’années, ne supporte pas sa stérilité. Le couple qu’elle forme avec Fabio manque de chavirer sous les vagues de la frustration, des PMA inabouties et de l’infidélité de Fabio. Mais leur amour résiste à la rancœur. Après le parcours d’obstacles de la procréation artificielle s’ouvre celui de l’adoption.
Dora est enseignante. L’un de ses élèves, dans l’un des meilleurs lycées de Bologne, est Zeno, un voisin d’Adèle aux Lombriconi. Zeno est un grand gaillard dégingandé, maladroit, mal fagoté. Comme tous les personnages du roman de Silvia Avallone, il survit à une catastrophe : l’absence de père, l’infirmité de la mère dont il est devenu l’auxiliaire de vie. Zeno passe des heures à observer Adele lorsque, adossée au chauffe-eau de l’appartement voisin, elle fait ses devoirs. Ce qui le sauve, c’est l’écriture. Il écrit un livre sur la vie d’Adele à Labriola.
« La vie parfaite » est un roman époustouflant, dans lequel les personnages ont une profonde épaisseur et une grande énergie vitale. Ils sont marqués par le destin : un handicap physique (Dora), des blessures psychiques de l’enfance (Adele, Zeno, Fabio, Manuel).
Ils se considèrent comme des nuls, des incapables indignes d’une « vie parfaite », mais ne cessent pourtant d’espérer. Adele en particulier, qui se considère comme vide, comme moins que rien, a la lucidité de reconnaître dans son père l’affabulateur qui a ruiné sa vie et dans Manuel un homme sans consistance qui ne respectera jamais ses promesses. Elle fait le premier pas d’amour vers Zeno. Elle a le courage de se séparer de son bébé Bianca pour donner à celle-ci l’opportunité d’une vie meilleure.
Les personnages secondaires ne sont pas des figurants. Deux d’entre eux ont retenu mon attention. Serena, l’amie d’enfance de Dora, est enseignante dans l’établissement pour mineurs où Manuel est détenu. Elle est convaincue que les jeunes détenus, même s’ils ont tué ou trafiqué de la drogue, restent des gamins. Elle cherche le petit interstice de leur vie qui n’a pas encore été pourri et dans lequel une autre vie pourrait s’introduire. Elle conseille à Manuel d’écrire son expérience de paternité. Pour Silvia Avallone, lecture et écriture ont un pouvoir libérateur.
Claudia, amie d’Adele et Jessica, se décrit comme « youtubeur ». Avec leur aide, elle a transformé sa chambre sordide en studio d’enregistrement, à grands coups d’affiches collées au mur. Elle diffuse par Internet, pour ses suiveurs, des émissions où elle décrit les magnifiques vacances à la mer auxquelles elle n’a évidemment pas droit. Dans le dernier chapitre du livre, elle se libère du mensonge : smartphone à la main, elle fait découvrir à ses suiveurs la réalité du Villagio Labriola.
« La vie parfaite est un roman foisonnant, bouleversant, qui obsède longtemps après qu’on l’a refermé.