« L’amica geniale » (« l’amie prodigieuse », Gallimard 2014), roman d’Elena Ferrante, raconte la vie de deux amies, de la petite enfance à la fin de l’adolescence, dans une banlieue populaire de Naples.
Elena Ferrante est le pseudonyme d’une écrivaine qui refuse de révéler son identité. « L’amica geniale » est une œuvre en quatre volumes, tous édités en Italie par Editioni e/o : après le premier tome publié en 2011 et consacré à l’enfance et à l’adolescence d’Elena Greco et Rafaella Cerullo, trois autres volumes (2012, 2013 et 2014) racontent leur vie jusqu’à la vieillesse.
Le cadre du roman est un quartier populaire de la banlieue de Naples, vivant dans le dénuement lorsqu’en 1944 naissent Elena (dite Lenuccia ou Lenù) dans la famille Greco, dont le père est appariteur à la mairie de Naples, et Rafaella (dite Lina ou Lila) dans la famille Cerullo, dont le père est cordonnier. Dans le quartier, tout le monde se connait et chaque famille essaie de survivre tant bien que mal. Au fil des années, avec la croissance économique, l’écart se creuse entre la majorité qui reste proche de la misère et quelques uns, charcutiers ou pâtissiers, qui s’enrichissent et deviennent les seigneurs, voire les caïds du lieu. Les relations au sein des familles sont rudes et les châtiments corporels fréquents. Des bandes se forment, et leurs affrontements se règlent parfois à la barre de fer.
La vie se passe dans le quartier. On communique en dialecte. Aller en ville, voir la mer distante de seulement quelques kilomètres, est une aventure que l’on n’entreprend qu’à l’adolescence et en groupe. On y voit des jeunes femmes soigneusement peignées et maquillées, chaussées et vêtues de manière luxueuse, promenées par leur fiancé en voitures décapotables : une autre humanité, un genre humain différent et inaccessible.
Dès l’âge de dix ans, Lenù et Lila sont inséparables. Lila est toujours en position de leader. C’est une surdouée, qui a appris à lire seule dès l’âge de trois ans et qui dévore les livres de la bibliothèque. Elle sait ce qu’elle veut, sait comment y arriver. Lenù, avec un tempérament plus en demi-teinte, se laisse tirer par cette amie prodigieuse ; mais elle apporte à son amie la tranquillité qui lui fait parfois défaut.
Peu à peu, les destins des deux filles vont se séparer. Lila met en œuvre une stratégie visant à transformer la cordonnerie familiale en producteur de chaussures de luxe et à épouser Stefano, un garçon du quartier qui a réussi dans son négoce de charcuterie et étale sa richesse. D’une beauté éclatante, elle est devenue la Jackie Kennedy du quartier. Le premier tome du roman d’Elena Ferrante se conclut sur le mariage d’Elena et Stefano, qui nagent apparemment dans le bonheur.
Poussée par son institutrice, Lenù poursuit ses études et obtient au lycée de brillants résultats. Si Lila est sortie de la misère sans quitter son quartier, son amie se rend compte qu’elle est peu à peu devenue étrangère à son milieu. Il faudra qu’elle s’invente sa vie à elle, en dehors du quartier.
« L’amica geniale » est un roman formidable, qui raconte le destin de deux femmes au plus près de leur expérience de la vie au jour le jour. Il n’y a là nulle prédestination : Lila avait toutes les qualités pour poursuivre des études brillantes, et pourtant elle a quitté l’école après le primaire ; Lenù était destinée à des petits boulots dans son quartier, mais l’obstination de son institutrice lui a ouvert la voie d’études longues.
C’est la profondeur psychologique qui rend le livre prégnant et donne envie de lire les trois tomes suivants. En voici un exemple. Lila et Lenù ont quinze ans. Lenù regarde le corps et la personnalité de son amie changer.
« Oui, pensé-je, peut-être est-elle en train de changer, et pas seulement physiquement, mais dans la façon de s’exprimer. Il me sembla, avec les mots d’aujourd’hui, que non seulement elle savait bien dire les choses, mais qu’elle développait un don que je lui connaissais déjà : mieux que lorsqu’elle était gamine, elle prenait les faits et les rendait naturellement chargés de tension ; elle renforçait la réalité tout en la réduisant à des mots, elle lui injectait de l’énergie. Je rendis compte aussi, avec plaisir, que dès qu’elle avait commencé à le faire, je me sentais aussi capable de faire la même chose, j’essayais et ça marchait pour moi (…)
Je me rendis compte que les garçons, en la contemplant alors qu’elle dansait avec Rino, voyaient encore plus de choses que moi (…) Il n’y avait rien à faire : du corps mobile de Lila avait commencé à émaner quelque chose que les garçons sentaient, une énergie qui les étourdissait, comme le bruit toujours plus voisin de la beauté qui arrivait. »