Dans Knife (le couteau), Salman Rushdie propose des méditations à la suite de la tentative de meurtre dont il fit l’objet le 12 août 2022 dans une salle de conférences à Chautauqua, à l’ouest de l’État de New-York. Les citations incluses dans cet article ont été traduites par l’auteur de « transhumances ».
Un homme vêtu de noir s’était rué sur lui armé d’un couteau. Depuis la fatwa de l’Ayatollah Khomeini le condamnant à mort en 1989, dit-il, « j’avais parfois imaginé mon assassin se lever dans un espace public et venant à ma rencontre de cette manière. De sorte que ma première pensée lorsque je vis cette forme meurtrière se précipiter sur moi fut : alors c’est toi. Te voici. »
Rushdie, atteint de 15 coups de couteau, fut transporté par hélicoptère à l’hôpital. Les médecins ne pensaient pas pouvoir le sauver. L’agression mit fin à plusieurs années de véritable bonheur : une vie sans protection policière à New York ; l’écriture de plusieurs livres, dont Victory City, sous presse lors de l’attentat ; et surtout l’intense idylle avec Eliza Griffiths, poétesse et artiste visuelle afro-américaine épousée l’année précédente.
Salman Rushdie raconte dans le détail son séjour à l’hôpital, les humiliations corporelles subies. « En présence de blessures graves, l’intimité de votre corps cesse d’exister, vous perdez votre autonomie sur votre moi physique, sur le navire sur lequel vous naviguez. Vous permettez cela parce que vous n’avez pas d’alternative. Vous renoncez au commandement de votre navire pour qu’il ne coule pas. Vous permettez aux gens de faire ce qu’ils veulent de votre corps – de pousser, de drainer, d’injecter, de coudre et d’inspecter votre nudité – afin que vous puissiez vivre. »
Peu à peu, il regagne des marges d’autonomie, se laver seul, faire quelques pas. Parfois, l’angoisse s’installe de nouveau, la vessie bloquée, la tension artérielle dangereusement haute. Les médecins se rendent compte qu’il s’agit d’effets secondaires de médicaments et corrigent le traitement à temps. « Oui, je peux taper à la machine, je peux lacer mes souliers et ouvrir une bouteille de vin et tourner une poignée de porte et tenir un verre plein d’eau. Je suis presque un être humain. »
Les soutiens exprimés rehaussent son moral : les pouces levés par des passants lors d’une séance photo à Central Park ; des collègues écrivains qui disent « je suis Salman », comme lui-même avait dit « je suis Charlie » à la suite de l’attentat contre le journal satirique le 7 janvier 2015. Ce qui surtout l’aide à supporter les souffrances et à guérir, c’est le soutien de sa femme Eliza. En visionnant son journal vidéo, il se découvre « bouleversé par l’évidence de sa souffrance. Je comprenais encore plus profondément l’immense effort qu’elle avait fait pour la cacher, sourire et prendre soin de moi avec amour. Il fallait qu’elle s’en remette. Elle avait été blessée presque aussi grièvement que moi. »
La figure de celui qui voulait le tuer, qu’il désigne par la lettre A., est présente tout au long de ces méditations. Il avait 24 ans lors du crime. De retour du Liban, où il avait rencontré son père, il avait vécu enfermé, regardant sans cesse Netflix, s’adonnant aux jeux vidéo, et écoutant sur YouTube des prêches enflammés et haineux d’imams que Rushdie ramène à un seul, l’imam Yutubi.
Salman Rushdie s’inquiète de savoir si, lors du procès, il sera amené à se confronter à A. Il imagine quatre entretiens au sein de la prison. Il ne s’agit pas ici de justice restaurative : le bourreau est là à contrecœur. La victime mène les entretiens pour tenter de pénétrer le cerveau de celui qui a failli l’assassiner. Ces pages du livre pourraient s’intégrer dans des programmes de déradicalisation. Rushdie cherche la faille dans l’idée même d’un Coran incréé, alors que l’Archange Gabriel n’a pu que traduire le message envoyé par Dieu. Il essaie de discerner ce qui aurait pu détourner l’assassin de son projet : l’amour pour des proches, la passion pour un club de football, la honte de mener son projet à la manière d’un amateur, la distance abyssale entre le paradis rêvé et les décennies de prison qui l’attendent. La plupart des questions obtiennent des réponses sèches et méprisantes : un athée ne parle pas d’égal à égal avec un croyant. Parfois, elles recueillent un silence, qui s’approche le plus d’un acte de communication.
Au fond, ce que Rushdie reproche à A., c’est de mener une vie non examinée, celle qui, selon Socrate, ne vaut pas la peine d’être vécue. En écho au Nom de la Rose d’Umberto Eco, il s’adresse à lui : « Je te vois maintenant, mon meurtrier raté, assassin hypocrite, mon semblable, mon frère. Tu pouvais essayer de tuer parce que tu ne savais pas comment rire. » L’écrivain, de retour sur les lieux de l’attentat, demande qu’on l’arrête devant la prison où A. fut conduit. « Alors que je regardais (la prison), j’essayais de m’imaginer A. dans son uniforme pénitentiaire noir et blanc quelque part là-dedans, je me sentis bizarrement heureux et voulus, absurdement, danser. » Et s’adressant à son assassin en puissance : « Nos vies se sont touchées pour un instant et ensuite se sont séparées. La mienne s’est améliorée depuis ce jour alors que la tienne s’est détériorée. Tu as fait un mauvais pari et tu as perdu. C’est moi qui ai eu de la chance. »
Eliza accompagne Salman à Chautauqua. Ils s’embrassent longuement. « Oui, nous avions reconstruit notre bonheur, même de manière imparfaite. Même en ce jour de ciel bleu, je savais qu’il ne s’agissait pas du bonheur sans nuage que nous avions connu auparavant. C’était un bonheur blessé, et il avait, il y aurait peut-être toujours, une ombre dans un coin. Mais c’était un solide bonheur cependant et, tandis que nous nous embrassions, je sus qu’il suffirait. »