Le livre de l’Émir

« Le livre de l’Émir », roman historique de Waciny Laredj, raconte l’amitié de l’Émir Abd el Kader et du premier évêque d’Algérie, Antoine Adolphe Dupuch.

 Publié en arabe en 2005, le livre a été traduit par Marcel Bois avec la collaboration de l’auteur et publié en français chez Actes Sud l’année suivante. « Transhumances » s’est fait récemment l’écho d’un précédent roman de Waciny Laredj, « fleurs d’amandier ».

 

L'Emir Abd el Kader
L’Emir Abd el Kader

Né en 1808 à El Guetna, à l’ouest de l’Algérie, Abd el Kader ben Mohieddine est intronisé Sultan par les tribus en 1832, mais préfère l’appellation plus modeste d’Émir (équivalent à général). Pendant quinze ans il lutte pour fédérer les tribus et créer un état capable de tenir tête aux Français, qui ont débarqué sur le sol algérien en 1830. Affaibli par la défection de plusieurs tribus, en butte à l’hostilité du Sultan du Maroc, il se rendit aux forces françaises en 1847, contre la promesse de pouvoir se rendre dans une terre d’Islam. En réalité, il fut emprisonné avec sa famille et ses proches à Toulon, Pau puis Amboise, en partie en raison des troubles politiques qui amenèrent à la chute de ma Monarchie de Juillet (1848), à la constitution de la seconde république et enfin au coup d’État de Louis Napoléon Bonaparte (décembre 1851).

 L’Émir et l’Évêque

 L’Émir Abd el Kader ne put émigrer, en Turquie puis en Syrie, qu’en 1852. Il mourut à Damas en 1883, regretté par les Algériens pour son combat nationaliste et honoré par les Français en raison de son action en faveur des chrétiens de Damas lors de troubles interreligieux en 1860.

 L’autre personnage du roman est Mgr Antoine Adolphe Dupuch, né à Bordeaux en 1800. Ordonné prêtre, celui-ci se dépense sans compter pour créer et faire fonctionner des œuvres de charité ; et il dépense aussi l’argent sans compter, ce qui lui vaut une montagne de dettes. Il est nommé évêque d’Algérie en 1838. Comme à Bordeaux, il déploie une énergie considérable pour créer des orphelinats, des écoles et des dispensaires destinés à accueillir non seulement la population européenne, mais aussi musulmane. L’hostilité rencontrée auprès de l’administration, qui souhaiterait que l’évêque reste dans son rôle d’aumônier de la communauté française, ainsi que les nouvelles dettes contractées à Alger, l’obligent à démissionner en 1845, puis à s’enfuir en exil à Turin.

 Dupuch a eu l’occasion de connaître Abd el Kader lors d’un échange de prisonniers, dont il fut négociateur. Lorsque l’Émir est emprisonné en France, il le rencontre à plusieurs reprises. Les deux hommes s’apprécient et deviennent amis. Dupuch décide de plaider la cause de l’Émir auprès de Louis-Napoléon Bonaparte. Pour étayer son dossier, il interroge l’Émir sans relâche sur sa carrière en Algérie.

 La conquête de l’Algérie, une histoire complexe

 Le livre de Waciny Laredj se développe sur trois plans : le retour des cendres de Mgr Dupuch à Alger, selon ses désirs, en 1864 ; les entretiens de Dupuch et Abd el Kader à Pau et Amboise, de 1848 à 1852 ; la carrière d’Abd el Kader en Algérie, de 1832 à 1847.

 Le roman éclaire une période méconnue, celle de la conquête de l’Algérie. Les buts de guerre de la France à partir de 1830 étaient ambigus. Peu de responsables politiques et militaires pensaient à une « colonisation » par une population agricole venue exploiter la terre en appliquant les techniques occidentales. Initialement, il s’agissait surtout de prendre le contrôle de la côte pour assurer la sécurité du trafic maritime et faire du commerce. Ceci explique pourquoi la France chercha d’abord à trouver avec l’Émir un accord par lequel celui-ci s’occuperait de faire régner la paix entre les tribus de l’intérieur, laissant à la France les ports. Cet accord alla jusqu’à fournir des armes lourdes à l’Émir pour faire face à des tribus rebelles.

 Mais peu à peu, l’appétit venant en mangeant, les Français pensèrent à coloniser les terres les plus riches (telles que la Mitidja). Dès lors, Abd el Kader devenait un gêneur à éliminer. Les plus belles pages du livre racontent les derniers mois de l’Émir en Algérie. Privé de ses places fortes, celui-ci mène une vie nomade entre plateaux et montagnes. Il tente de se réfugier au Maroc, mais le Sultan entend l’exterminer. Il faut dès lors tenter de retourner en Algérie en franchissant avec hommes, femmes, enfants et animaux le terrible fleuve Moulouya. Pour faire front aux troupes du Sultan, bien décidées à ne pas lâcher leur proie, il ne reste que la ruse. Abd el Kader et ses troupes d’approchent de nuit du camp des troupes marocaines. Ils avaient enduit leurs chameaux de goudron et d’alfa.

 Les chameaux transformés en boules de feu

 « Le chef chamelier et ses adjoints accompagnèrent les chameaux jusqu’à l’entrée du campement ; là, ils mirent le feu au goudron et à l’alfa que le recouvrait ; la nuit sembla soudain s’embraser et des masses de feu impétueuses, poussant des cris aigus, se dirigèrent vers le centre du campement, emportant tout ce qu’elles rencontraient, sans s’arrêter, aiguillonnées par la douleur. Les tentes étaient renversées sans ménagements et s’embrasaient, léchées par le goudron enflammé ; les langues de feu déchaînées se propageaient aux tentes voisines. La mauvaise installation des tentes facilitait leur embrasement. On tirait et on s’affolait de partout. De temps à autre, tourmentés par les tirs sporadiques des gardiens, les chameaux, ces boules de feu, se ruaient les uns contre les autres, bouleversant avec violence tout ce qu’ils rencontraient. »

 Cruauté de la guerre, lorsque le plus faible n’a de ressource que d’envoyer ses bêtes à un atroce supplice et lorsque, faute de pouvoir les nourrir, il égorge ses prisonniers… Paradoxe de la guerre lorsque le plus faible, contraint à mener une guerre non conventionnelle, emporte une bataille, même s’il sait que la guerre est perdue.

 Plusieurs chapitres du livre sont consacrés au face à face entre Abd el Kader et Dupuch. Ces passages ne m’ont pas vraiment convaincus. L’auteur fait en effet parler l’Émir comme un stratège d’aujourd’hui, cherchant des appuis en « Italie » (pays qui n’existait pas vers 1850) et évoquant les ravages du « colonialisme »). On sait que l’Émir et l’évêque ne se comprenaient que par l’entremise d’un interprète. La manière de parler de l’Émir ne devait pas être très différente de son style épistolaire, très arabe dans sa structure et dans ses tournures. Or, on perd ce fossé culturel dans le roman de Waciny Laredj.

 Deux hommes épris de justice et de liberté

 Il reste que celui-ci fait revivre à nos yeux de lecteurs du vingt et unième siècle deux hommes remarquables : Abd el Kader, épris de liberté, chef militaire remarquable, homme politique, poète, mystique, capable d’écrire un manuel du soldat, un traité sur les chevaux et un livre de méditations spirituelles ; Dupuch, aussi débordant de générosité que piètre gestionnaire, révolté par l’injustice et combattant pour le bon droit.

 Abd el Kader raconte à Dupuch ce qui lui avait dit son père, Mohieddine : « Mon fils, les chevaux sont comme les hommes : ils sont rétifs et renâclent quand on les humilie. Un cheval n’est par un âne ; si tu veux qu’il avance, chuchote à son oreille, sois patient avec lui, aide-le doucement, et il s’élancera. Le mépris renforce l’obstination et la haine. La brutalité et les injures portent atteinte à la dignité des chevaux. Les chevaux sont sensibles : on a tort de penser que les brusquer et les blesser aux genoux les aide à avancer. Les blessures aux genoux font mal aux chevaux, les rendent plus capricieux et plus récalcitrants. Évite tout cela, mon fils. »

Mgr Antoine Adolphe Dupuch
Mgr Antoine Adolphe Dupuch

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