Le Monde a publié du 4 au 9 août une passionnante série de six articles de Florence Aubenas intitulés « Trans-Maghreb » dans lesquels il est beaucoup question du Printemps Arabe de février 2011.
Pour ce reportage, Florence Aubenas a parcouru le Maghreb d’ouest en est, Maroc, Algérie, Tunisie jusqu’en Lybie.
Au Maroc
Deux des articles sont consacrés au Maroc. Florence Aubenas y parle du phénomène « tcharmil ». Des jeunes arborent un look particulier : cheveux plutôt longs sur le haut de la tête et rasés sur les côtés ; montre énorme au poignet ; survêtement et baskets. Les bonnes gens se sentent menacés. La police réprime : passage à tabac et tonte forcée dans les commissariats.
La journaliste évoque aussi l’escroquerie au microcrédit à Ouarzazate et la résistance des femmes. Elle marche sur les traces de Jean Genet à Larache, près de Tanger. L’homosexualité reste un sujet tabou. L’un de ses interlocuteurs lui confie : «Ne me posez pas de question que ma culture ne me permet pas d’entendre, non, non, non. Dire qu’on a été l’amant d’une femme, peut-être. D’un homme, jamais. Il y a trop de lois ici, la loi de la mosquée, la loi du roi, la loi de la famille, la loi du tribunal. La pire, c’est la dernière : la loi de la société. Quand je me lève le matin, toute la ville sait où je vais aller et ce que je vais faire avant que je ne le sache moi-même.”
En Algérie
En Algérie, Florence Aubenas parcourt la nouvelle autoroute qui, d’ouest en est, joint (ou plutôt devrait joindre) les frontières marocaine et tunisienne. Un tel pourcentage des crédits a été siphonné par la corruption que l’infrastructure est déjà dans un état déplorable. Chargée du tronçon Est, une entreprise japonaise est partie, laissant le chantier inachevé. Selon un avocat, « les Japonais n’ont pas réussi à finir, parce qu’ils n’arrivaient pas à gérer les différentes lignes de corruption ».
Dans la Mitidja plane toujours l’ombre de la guerre civile. La journaliste enquête à Sidi Hamed, où eut lieu en 1998 l’un des pires massacres. Elle demande ce que sont devenus les repentis, amnistiés par le Régime. « On a attendu encore un peu, puis les familles de victimes les ont presque tous tués », lui répond son interlocuteur.
En Tunisie et en Libye
En Tunisie, Florence Aubenas emprunte le « circuit révolutionnaire », qui parcourt les villes et les campagnes de l’intérieur, au lieu du « circuit touristique », celui des « baisers sucrés » des plages et des hôtels le long de la côte. Elle rencontre des militants qui ont fait la révolution qui a « dégagé » Ben Ali et se trouvent aujourd’hui frustrés : « Il a bien fallu se rendre compte que nous, la gauche, dit un professeur membre d’un petit parti marxiste, on était complètement à côté de la plaque (…) D’une certaine manière, on fait peur. On s’obstine à refouler le fait que les Tunisiens sont arabo-musulmans. Les jours où je suis vraiment pessimiste, je me dis que ce n’était pas à nous de faire la révolution. »
A des concitoyens qui se plaignent de l’état des routes ou des eaux usées, toutes choses défaillantes, le maire d’une ville répond : « L’Etat a disparu, vous avez raison. Mais payez-vous vos taxes ? » C’est non. « Seuls 15 % de Tunisiens continuent à le faire, dit Florence Aubenas, et les factures s’entassent dans les halls d’immeuble, impôts, électricité, gaz, des piles d’enveloppes jamais ouvertes, mais laissées là, comme une protestation muette. »
« La Libye » n’existe plus, disent à Florence Aubenas ses contacts à Tripoli et Mizrata : les tribus pallient, sur leur territoire, l’absence de l’Etat, s’appuyant sur des milices qu’elles recrutent et financent.
Trente mois après le Printemps Arabe
Au Maroc et en Algérie, les gouvernants ont réussi à désamorcer la protestation qui gonflait après les « dégagements » de Ben Ali et Moubarak. Une employée du greffe du tribunal de Casablanca, où Florence Aubenas souhaitait enquêter sur le phénomène « tcharmil », dit à la journaliste : « On l’a échappé belle avec le “printemps arabe”, on ne veut pas devenir l’Egypte ou la Syrie. Il faut en finir maintenant avec ces voyous. »
Une Algérienne déclare à la journaliste : « Les décideurs algériens, qui trustaient jusque-là les importations, ne pouvaient plus continuer à manger tout seuls. Trop d’argent. On a fait notre “printemps arabe” à nous : vous voulez garder le pays ? D’accord, mais il faut revoir la distribution. Moi aussi je veux ma part de pétrole. » Cette « part », de nombreux Algériens l’ont reçue grâce à la prime à la création de micro-entreprises. Théoriquement, il faut rembourser. On ne le fait pas. « J’y ai droit, c’est ma part », observe un chômeur.
Il y a aussi chez les Algériens le sentiment d’avoir déjà joué le Printemps Arabe » à la fin des années quatre-vingts et de l’avoir payé cher (et chair…) dans la décennie suivante, avec une guerre civile et deux cents mille morts.
En Tunisie, les réactions recueillies par Florence Aubenas sont, elles aussi, très négatives. Les acteurs de la révolution observent le retour, à des postes de responsabilité, d’anciens cadres du régime Ben Ali. Le délitement de l’Etat rend la vie quotidienne difficile.
La « photo » de la situation qui se dégage des articles de Florence Aubenas est donc particulièrement sombre. Face aux frustrations, à la misère sociale et à l’absence d’avenir pour les jeunes, plusieurs scénarios sont possibles, différents selon les pays : la prise du pouvoir des Islamistes ; la dérive autoritaire du pouvoir, sur le modèle égyptien ; le délitement de l’Etat, déjà à l’œuvre en Libye. Un autre scénario est le renforcement de la société civile, le progrès vers un meilleur contrôle des gouvernants par les citoyens et l’apprentissage progressif de la démocratie.
Il nous appartient, à nous Européens, de tout faire pour favoriser le scénario démocratique.
(Photos extraites des reportages de Florence Aubenas dans Le Monde)