Dans « O vento assobiando nas gruas » (le vent qui siffle dans les grues), publié en 2002, l’écrivaine portugaise Lídia Jorge raconte l’histoire d’un amour improbable qui bouscule préjugés et crispations de classes sociales.
Le personnage central est Milene Leandro, âgée d’une trentaine d’années, orpheline qui vit avec sa grand-mère dans une grande maison en Algarve, près de la mer. Lorsque celle-ci décède brutalement le quinze août, ses oncles et tantes se trouvent en vacances à l’étranger. Elle est morte au seuil de la Fábrica de Conservas Leandro 1908.
Pour tenter de comprendre ce qui s’est passé, Milene se réfugie dans l’ancienne usine de conserves, qui appartient à sa famille mais est occupée par une famille nombreuse de trois générations venue du Cap-Vert, les Mata. Ceux-ci découvrent Milene recroquevillée dans leur cour au milieu des draps qui sèchent, entre tragédie et comédie : « ce qui était comique, c’était cette chose intruse qui était là, cette chose blanchie, repliée sur elle-même, avec des yeux étonnés et des lèvres entrouvertes, qui souriait ou même riait un rire défensif, justement celui de quelqu’un surpris au début d’un crime, ou d’un moins d’une méchanceté. »
Les Leandro sont des notables blancs. L’un d’entre eux, Rui Ludovice, est maire de la ville, un autre entrepreneur, un autre encore avocat. Les Mata sont noirs et pauvres. L’un des fils, Janina, est chanteur et devient célèbre. C’est Antonino qui est chargé de ramener Milene à sa famille, mais il ne trouve personne à qui la confier.
Milene tombe amoureuse d’Antonino. Il est grutier. Elle passe de longues heures à l’observer grimper jusqu’au poste de commande, y travailler et en redescendre. Antonino est obsédé par cette femme étrange qui n’a jamais vraiment grandi et porte sur le monde un regard d’enfant. « Un amour normal », écrit Lídia Jorge.
Sauf que pour la famille Leandro, les Mata appartiennent à une classe et à une race inférieures. Ils refusent la « cafrealizaçaõ » – la mutation de leur nièce en « cafrine ». Pendant un temps, Milene et Antonino parviennent à se rendre invisibles. Mais peu à peu, ils cessent de se cacher et leur relation devient de notoriété publique.
La femme du maire est prête à tout pour empêcher que leur réputation soit irrémédiablement compromise. Y compris à profiter de l’ingénuité de sa nièce pour faire réaliser sur son corps une opération chirurgicale sans son consentement. Comment faire passer cette trahison et ce crime par pertes et profits ?
Isabelle Fiemeyer (Lire) juge ce roman « prodigieux d’originalité, mélodieux et ondulant (…) labyrinthique, poétique, musical, enchanteur. » Ce livre de 460 pages est en effet passionnant. Je suis impressionné par la quantité de personnages et la profondeur de leur caractérisation. La personnalité de Milene, en particulier, est saisissante : incapable de penser comme adulte, elle décide de ne jamais parler de ce qui est douloureux, et ce parti-pris change sa vie et celle de celles et ceux qui l’entourent.