Dans le roman Les Anges Noirs (1936), François Mauriac met aux prises un criminel endurci au bout du rouleau et un jeune prêtre haï de ses paroissiens mais « confiant jusqu’à la folie ».
Gabriel Gardère a une cinquantaine d’années. Il porte le prénom d’un archange, mais son patronyme évoque un gredin, un homme dégradé ; Gabriel est un ange noir de péché. Alain Forcas est deux fois plus jeune que Gabriel. C’est le curé de Liogeats. Il a accueilli au presbytère sa sœur, qui menait à Paris une vie de débauche : les paroissiens sont convaincus qu’il entretient une prostituée. Ils l’ostracisent et le persécutent. L’abbé Forcas est un mystique, qui vit dans sa chair le mystère de la passion du Christ. C’est un ange noir, pour la soutane qu’il porte et aussi pour l’obscurité de ce qui l’environne.
C’est qu’à Liogeats (le village de Léogeats, près de Malagar en Gironde, à peine dissimulé), « on s’occupe des propriétés, de la volaille, du cochon… Tout le reste… pfu ! » dit un personnage du roman. Par la séduction et avec un cynisme total, Gradère, fils de paysans, a réussi à épouser Adila, une châtelaine. Il est lui-même soumis au chantage d’Adeline, une prostituée avec qui il a trafiqué des femmes et de la drogue à Paris. Il s’oppose frontalement à Symphorien Desbats, un cousin par alliance qui a entrepris de le dépouiller de ses propriétés. L’atmosphère est empoisonnée. Gradère est résolu à assassiner Aline et à faire mourir Symphorien de peur.
Gradère tue Aline. Il a bien compris qu’il est au bout de son chemin. Lui de poumons fragiles, il s’expose au froid et à la pluie. Il va mourir de pleurésie. Il sait qu’un seul homme peut le comprendre : Alain. Comme Gabriel, Alain vit sur la crête entre le bien et le mal. Il est habité par la passion du Christ, sali par les souillures et le sang du corps du crucifié. La crucifixion de Jésus a l’odeur du mal absolu. C’est pourquoi Gabriel, qui s’est livré toute sa vie à des « soifs obscures », « au-delà de l’assouvissement », voit en Alain un autre soi-même.
Au moment où Gabriel, vidé de son fardeau, s’apprête à quitter ce monde pour le ciel, débordant de joie, Alain ressent une profonde angoisse. « Sa foi, son espérance, son amour, il en avait comblé cet homme ; il se sentait comme vidé de son trésor. » Il croit profondément qu’il existe des saints et des damnés, des êtres sauvés et des êtres perdus. Il se sent floué : serait-il possible que le criminel soit sauvé et que lui, héros de la sainteté, soit damné ?
Mais « malgré ce cyclone à la surface de son âme, une autre voix intérieure, mais étouffée par la distance, s’élevait, traversait un abîme d’angoisse et le touchait au cœur : « je suis là, ne craint rien. J’y suis, j’y suis, pour toujours ». »
Le roman porte une part d’immoralité. Les habitants du château de Liogeats s’accordent pour taire à la Justice le coupable et les circonstances du meurtre d’Aline. Pour François Mauriac, la justice de Dieu est plus grande que celle des hommes. Cette conviction fut le fondement de son attitude rebelle, sa capacité à dénoncer l’inacceptable, de l’occupation allemande à la guerre d’Algérie. Mais on sent le risque de dérive théocratique qui, en d’autres contextes, pourrait saper les bases mêmes de la démocratie.
Il y a dans ce roman de magnifiques moments de littérature. Andrès, le fils de Gabriel, vient de découvrir que son père est un assassin. Il est consolé par Catherine, sa cousine mais aussi la femme qu’il doit épouser : « La fille frêle soutenait le jeune chêne foudroyé qui la recouvrait de son feuillage plein de pluie. Elle prenait sa part d’une terrible douleur : quelque chose enfin qu’ils partageaient ! Parce qu’ils avaient rompu ensemble ce pain noir, tout leur serait commun désormais. Ils mêlèrent leurs larmes. Mais tandis que lui, de toute sa puissance, aspirait à la mort, elle, les yeux clos, comme un enfant qui tète, la figure écrasée contre le sein, elle buvait pour la première fois à cette source brûlante, elle se repaissait de ce vaincu. »
Les enfants de Xavier, qui ne doivent guère fréquenter les sacristies, lisent-ils encore Mauriac? Pour les « vieux’, le bourgeois bordelais, c’est le bloc notes de l’Express et le militant de la décolonisation, tout autant que le romancier. Les a t’ ils emmenés à Malagar pour leur faire admirer ce qui n’est plus , avec les constructions, la plus belle vue du monde.