Les enfants pillards

L’éditeur bordelais L’Éveilleur vient de publier un passionnant récit écrit en 1978 par l’écrivain Jean Cayrol (1911 – 2005).

Ce récit est autobiographique. Jean-Baptiste a sept ans en 1918. Son père est infirmier sur le front des Dardanelles. Sa mère se meurt d’un cancer cérébral. Il est accueilli dans la famille de son parrain, qui possède une grande villa sur le front de mer à Lacanau.

La famille dispose d’un wagon-salon lambrissé aux portes d’acajou, que l’on accroche au train qui relie Bordeaux Saint-Louis à Lacanau-Océan. Les enfants sont laissés à la garde d’une servante, Angèle, qui assure l’intendance.

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L’arrivée du train à Lacanau

Celui qui commande, c’est le fils aîné, André, treize ans. Il se comporte en tyran : « André nous notait, dit Jean-Baptiste. Lui seul avait le droit de fumer, de ne pas se laver tous les jours, de lire toute correspondance qui parviendrait à la villa. » Face à son cousin, Jean-Baptiste se trouve en position d’infériorité : « jamais je ne ressemblerai à André, jamais je ne posséderai sa poigne rugueuse. Autant rester moi-même, infantile, malheureux, débile honteux… on m’appellerait toujours « canari » ».

Sous la férule d’André, les enfants constituent une meute de « chiens fous qui courent sans but, se perdent avec délices puis, désemparés, recommencent le même chemin. » Ils sont sans pitié à l’égard des animaux, écureuil ou cormoran, qu’ils chassent et mettent à mort.

La plage recrache des objets que la guerre et les torpilles font échouer sur le sable. Un jour, Jean-Baptiste dérobe à un marin mort son sextant. D’autres jours, ce sont des obus non explosés que les enfants, au mépris du danger, entreposent dans un arsenal souterrain qu’ils ont aménagé.

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Jean Cayrol en 1981, source Télérama

La plage est parfois le lieu de Bacchanales. Une nuit, le village s’y précipite avec coqs et poules pour profiter de l’aubaine d’un chargement de blé échappé d’un cargo torpillé. « Soudain la plage s’illumina de mille feux, de torches faites avec des chiffons imbibés d’essence ; de longs cierges brillaient aux abords de l’eau, portés par de nombreux villageois qui avaient dû piller l’église. Une cacophonie de cris de joie, de chants d’hommes, de caquetages de volailles, de gloussements aigus ! » Quelques jours plus tard, la même hystérie règne avec l’échouage de barriques de rhum. « Cette débauche dura toute la nuit, paillarde, passionnée, il n’y avait plus aucune modération de l’ardeur. »

Le récit s’achève sur une scène terrifiante. Les enfants sortent de la mer un jeune aviateur abattu par les Allemands. À demi noyé, blessé au ventre, celui-ci est en proie à une crise de folie et retourne vers l’océan pour s’y noyer. « La colère le reprit, une espèce de fureur qui mettait une mousse blanche sur ses lèvres, une écume comme si, au fond de lui, l’océan naissait à nouveau, donnait à cet aviateur dans ses reprises de salive une houle intérieure originelle, un être mi-homme, mi-poisson qui allait se changer lui aussi en un animal marin : il retrouvait une position de fœtus non encore arrivé à terme au milieu de cet énorme placenta liquide. L’océan accouchait dans les douleurs d’une guerre impitoyable. »

La bande d’enfants pillards était « à l’arrière », protégée des horreurs du front. Ils s’imaginaient livrant leur propre guerre, nourrie de celle que les adultes se livraient dans les tranchées du front nord. Le récit par Jean Cayrol de leur innocence aux frontières de l’atroce et de l’absurde est d’une poésie grave et saisissante.

L'océan près de Lacanau
L’océan près de Lacanau

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