Les enténébrés

C’est un roman vertigineux et bouleversant qu’a écrit Sarah Chiche, écrivain, psychologue clinicienne et psychanalyste (Seuil, 2019).

En refermant « les enténébrés », je me suis trouvé incapable d’en faire une note de lecture. J’ai dû pour cela le relire de bout en bout, tant il est foisonnant. On y trouve les destins de femmes basculant dans la folie et la transmettant à leurs filles, l’amour de Sarah pour son mari et son histoire d’amour dévastatrice avec un amant, le désastre d’une humanité s’acheminant vers sa fin : « il coulera moins de temps entre le dernier des hommes et nous qu’entre nous et Christophe Colomb. »

Les personnes environnées et pénétrées de ténèbres sont d’abord les femmes de la lignée maternelle de Sarah. Sa mère, Ève, lui dit que, si elle était née anormale, on l’aurait étouffée sous l’oreiller à sa naissance : « tu n’aurais rien senti, tu n’aurais pas souffert. » Sarah, petite fille, lui dit qu’elle a peur : « Tais-toi, je vais te démolir. La bague de sa main droite a cogné contre mes dents (…) Je flottais, quelque part, dans un espace depuis lequel je la voyais s’acharner sur un corps d’enfant qui n’était plus le mien. Dans cet espace-là, je pouvais continuer à l’aimer. »

Lyne, la mère d’Ève, est internée pour une paranoïa aigüe. Elle aussi a vécu une relation traumatique avec sa propre mère, Cécile. « Quand elle eut six ans, sa mère l’emmena faire une longue promenade. Sur le pont d’Argenteuil, la mère lâcha la main de l’enfant et partit, l’abandonnant au milieu des passants. La petite fille n’était plus qu’un sac de larmes lorsqu’elle fut amenée à la police, puis à son père. On retrouva la mère, les yeux vitreux, assise sur le banc d’un jardin. Quand on lui parla de l’enfant qu’elle avait abandonnée, elle dit que cet enfant-là n’était pas la sienne, que c’était l’enfant du diable. » Peut-être l’enfant de l’inceste.

Adolescente, Sarah est terrorisée par l’idée de basculer dans la folie, victime de la malédiction de sa lignée maternelle. « J’avais quinze ans. Je ratais tout, y compris la façon de me supprimer. Le printemps était là, mais il faisait extrêmement froid. C’était un froid qui ne me quittait plus. Un froid gris. » (…) « Quand j’étais adolescente, j’ai trouvé dans la cour de récréation un papier sur lequel un groupe m’avait représentée, des mouches tournant autour de moi, avec, accrochée autour de mon cou, une pancarte où on avait marqué « direction Sainte Anne ». »

Elle va en effet à Sainte Anne, mais comme psychologue. « Chaque mot qui passe la barrière de mes lèvres est un triomphe sur l’enfer d’un enfant plongé dans le noir après avoir été cogné (…) je ne suis rien d’autre qu’une malade qui a réussi. » L’aide qu’elle apporte à des patients en détresse psychique et le travail d’écriture lui permettent de se maintenir en vie, souvent tentée par l’envie de se donner la mort, mais ferme dans la résolution d’aller de l’avant, malgré tout. Elle parle de la conscience de ne rien regretter. « De la vie j’acceptais tout, le meilleur comme le pire, et si c’était à refaire, je consentirais à revivre point par point tout ce que j’avais vécu, même si certaines de ces expériences m’avaient laissé pour morte, puisque j’étais tissée de tout cela. »

Sarah Chiche

Sarah mène une vie vertigineuse. Celle-ci est bouleversée par l’irruption d’un amour bouleversant. Elle aime profondément son compagnon, Paul, dont elle a une petite fille. Mais elle se livre passionnément à un homme plus âgé qu’elle, un violoncelliste virtuose autrichien, Richard K, en qui elle découvre un autre soi-même. « La pensée me traverse de me défénestrer tout de suite pour nous épargner d’avoir à vivre la joie dévastatrice des années qui viendront. (…) Chaque fois que je crois vous fuir, je vous retrouve, épouvantée, au centre de mon cœur. Vous me manquez. Vous me manquez jusqu’à la dévastation. (…) Nous sommes dévastés de joie (…) Dévastés que les limites de nos corps nous empêchent de pénétrer encore plus profondément l’un dans l’autre.

Sarah aime à la folie, elle se sent dévastée d’angoisse à la pensée de ce qui va nécessairement se produire lorsque Paul et sa fille sauront ce qui se passe. Cette dévastation est aussi causée par la joie de rester vivants, malgré tout. Elle fait écho à la dévastation d’un monde en proie à une cruauté impensable. Celle qui, dans les années 1930, fit mourir de faim et de maladie des milliers d’enfants et d’adultes jugés inaptes par les idéologues nazis. Celle qui, aujourd’hui, touche des enfants et des adultes dont le seul crime est d’avoir fui l’enfer dans leur pays et cherché le salut chez nous, qui leur opposons un mur de cécité et de répression.

Sarah s’adresse à sa fille : « je voudrais te remercier parce que tu as traversé des choses qu’un enfant de ton âge ne doit normalement pas traverser. Tu as entendu des choses qu’un enfant ne devrait pas entendre. Tu as vu des choses qui t’ont fait peur. Tu as été de nous tous la plus courageuse, parce que ton cœur est pur. » Il est malgré tout possible, peut-être, de briser le cercle infernal de la fatalité.

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