Les Lettres Persanes

Lire ou relire les Lettres Persanes de Montesquieu vaut la peine. L’auteur cherchait à déstabiliser le lecteur par une mise à distance géographique. Il s’y ajoute aujourd’hui trois siècles de distance temporelle.

 J’ai désiré lire les Lettres Persanes en visitant le château de La Brède, près de Bordeaux, la demeure de Montesquieu (1688 – 1755). Il publia ce livre, sous un pseudonyme, à La Haye en 1721, six ans après le décès de Louis XIV.

L’ouvrage se présente comme un échange de correspondances entre Usbek et Rica, Persans (on dirait aujourd’hui Iraniens) séjournant à Paris et leurs femmes, eunuques et amis restés à Ispahan. Ces lettres sont supposées écrites entre 1712 et 1720.

 Des humanistes

 Usbek et Rica sont des humanistes, fidèles à leur manière au type d’homme que Montesquieu respecte pardessus tout : « je passe ma vie à examiner, j’écris le soir ce que j’ai remarqué, ce que j’ai vu, ce que j’ai entendu dans la journée. Tout m’intéresse, tout m’étonne : je suis comme un enfant, dont les organes encore tendres sont vivement frappés par les moindres objets. »

 On a souvent souligné qu’attribuer ses opinions hétérodoxes à des étrangers exotiques avait constitué un déguisement, une protection supplémentaire pour Montesquieu, outre l’anonymat et la publication aux Pays-Bas. Il y avait aussi dans ce parti-pris littéraire un effet de mode : l’orientalisme entrait alors dans l’art comme en littérature.

 Pourtant, la référence à la Perse n’est pas superficielle. De très nombreuses « lettres » ont pour sujet le sérail d’Usbek à Ispahan. À mesure que son absence se prolonge, le désordre s’installe parmi ses femmes. Influencé par l’ambiance libérale parisienne, il laisse faire. Lorsqu’il se décide à sévir et à faire ramener l’ordre par la violence, il est déjà trop tard et sa préférée, Roxane, se suicide.

Le château de La Brède
Le château de La Brède

Totalitarisme à l’égard des femmes

 Montesquieu a un certain niveau de connaissance de la culture iranienne, en particulier de l’Islam chiite. Il l’interprète comme un totalitarisme, tout particulièrement à l’égard des femmes. Dans le sérail, les eunuques n’ont pas seulement pour mission de préserver la virginité des femmes, mais aussi de soumettre leur esprit. Voici le portrait de l’un d’entre eux, particulièrement efficace : « il avait non seulement de la fermeté, mais de la pénétration ; il lisait leurs pensées et leurs dissimulations, leurs gestes étudiés, leur visage feint, ne lui dérobaient rien ; il savait toutes leurs actions les plus cachées et leurs paroles les plus secrètes ; il se servait des unes pour connaître les autres, et se plaisait à récompenser la moindre confidence. »

 Le contraste est frappant avec la condition des femmes à Paris : « les femmes y ont perdu toute retenue ; elles se présentent devant les hommes à visage découvert, comme si elles voulaient demander leur défaite ; elles les cherchent du regard, elles les voient dans les moquées, les promenades, chez elles-mêmes ; l’usage de se faire servir par des eunuques leur est inconnu. Au lieu de cette noble simplicité et de cette aimable pudeur qui règne parmi vous, on voit une impudence brutale, à laquelle il est impossible de s’accoutumer. » Et encore : « ici les maris prennent leur parti de bonne grâce, et regardent les infidélités comme des coups d’une étoile inévitable. Un mari qui voudrait seul posséder sa femme serait regardé comme un perturbateur de la joie publique, et comme un insensé qui voudrait jouir de la lumière du soleil à l’exclusion des autres hommes. »

 Usbek parle avec horreur de l’Inquisition en Espagne et au Portugal, pays « où il y a de certains dervis qui n’entendent point raillerie, et qui font brûler un homme comme de la paille », non sans s’être excusés pour ce qu’ils leur font subir. « Les autres juges présument qu’un accusé est innocent ; ceux-ci le présument toujours coupable ; dans le doute, ils tiennent pour règle de se déterminer du côté de la rigueur. » Il souligne que ceci ne peut se produire en Perse : « heureuse la terre qui est habitée par les enfants des prophètes ! Ces tristes spectacles y sont inconnus. La sainte religion que les anges y ont apportée se défend par sa vérité même : elle n’a point besoin de ces moyens violents pour se maintenir. » Pourtant, si on ne brûle pas les hérétiques à Ispahan, la volonté de pénétrer les consciences et de les contrôler par la force est sous-jacente à la relation du mari perse à ses épouses par le truchement des eunuques.

 Inquiétudes amoureuses

 Il est beaucoup question de religion dans les Lettres Persanes. Par l’humour, Montesquieu appelle à relativiser les dogmes et à adopter un esprit de tolérance. Voici ce qu’il dit du paradis : « J’ai vu des descriptions du paradis capables d’y faire renoncer tous les gens de bon sens : les uns font jouer sans cesse de la flûte ces ombres heureuses ; d’autres les condamnent au supplice de se promener continuellement ; d’autres, enfin, qui les font rêver là-haut aux maîtresses d’ici-bas, n’ont pas cru que cent millions d’années fussent un terme assez long pour leur ôter le goût de ces inquiétudes amoureuses ».

 Et si un paradis où des vierges font le ravissement du martyr n’était pas seulement masculin ? « On la mena dans sa chambre, et, après l’avoir encore une fois déshabillée, on la porta dans un lit superbe, où deux hommes d’une beauté charmante la reçurent dans leurs bras. C’est pour lors qu’elle fut enivrée, et que ses ravissements passèrent même ses désirs. Je suis toute hors de moi, leur disait-elle ; je croirais mourir, si je n’étais sûre de mon immortalité. C’en est trop, laissez-moi ; je succombe sous la violence des plaisirs. »

 L’auteur de « l’Esprit des Lois » a une réputation d’ennuyeuse rigueur : les Lettres Persanes opposent à l’oppression totalitaire la joie et le plaisir, un monde où les femmes cessent d’être soumises aux hommes : « l’empire que nous avons sur elles est une véritable tyrannie ; elles ne nous l’ont laissé prendre que parce qu’elles ont plus de douceur que nous, et par conséquent, plus d’humanité et de raison. »

Le voyage d'Usbek et Rica, site-magister.com
Le voyage d’Usbek et Rica, site-magister.com

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