Dans « l’imposteur » (publié en Espagne en 2014, traduction française chez Actes Sud), Javier Cercas s’efforce de comprendre Enric Marcos, l’homme qui présida l’Amicale du camp de concentration de Mauthausen et avait menti sur son passé de déporté.
Né en 1921, le Catalan Enric Marco a fréquemment raconté son histoire héroïque. Encore adolescent, il participa du côté républicain à la guerre civile espagnole. N’acceptant pas la défaite, il entra en résistance contre la dictature franquiste triomphante. Pour éviter la police des vainqueurs, il s’enfuit vers Marseille et fut livré à la Gestapo et déporté au camp de concentration de Mauthausen, en Autriche. Après la libération des camps, il revint à Barcelone et mena la lutte clandestine. Après la mort de Franco, il présida le syndicat anarchiste CNT, puis une fédération de parents d’élèves. Entre 2000 et 2005, il rejoignit l’Amicale espagnole des anciens déportés de Mauthausen qu’il finit par présider, ne ménageant pas sa peine pour que les Espagnols recouvrent la mémoire des Républicains persécutés en raison de leurs idéaux.
En janvier 2005, Enric Marco prononça aux Cortes un émouvant discours en tant que président de l’Amicale. Mais en mai, alors qu’il s’apprêtait à prendre la parole à l’occasion du soixantième anniversaire de la libération du camp de Mauthausen en présence du président du gouvernement espagnol, il dut revenir précipitamment en Espagne : la supercherie avait été découverte et dénoncée par un historien.
En 1941, Marco s’était bien rendu en Allemagne, mais comme travailleur volontaire au service de l’industrie militaire nazie. Il avait été brièvement emprisonné à Kiel, mais jamais déporté à Mauthausen. Il n’avait jamais été en contact avec la résistance à son retour d’Allemagne. Dans son livre, Javier Cercas démonte, année après année, les mensonges d’Enric Marco. Marco s’est inventé un passé glorieux de résistant. Il a raconté qu’il avait toujours eu le courage de dire non, alors que l’immense majorité disait oui. Mais en réalité, il fut toujours avec la majorité, immergé dans « un peuple brisé, servile, peureux et dépossédé, un peuple de paniers vides et de têtes basses (…) un peuple exilé dans sa propre ville. »
Narcissisme
L’enfance malheureuse de Marco, mis au monde dans un asile psychiatrique, explique son narcissisme : « le narcissiste vit dans la désolation et la peur, dans une insécurité chronique déguisée en aplomb (…), sur le fil de l’abîme de la folie, atterré par le vide vertigineux qui existe ou qu’il devine à l’intérieur de lui, amoureux de la fiction qui embellit et fait oublier le caractère repoussant de la réalité. »
Javier Cercas se demande pourquoi tant de gens ont cru à l’histoire mensongère de Marco. Il faut pour cela se reporter aux années 2000. La Transition espagnole, dit Cercas, s’est construite sur un énorme mensonge : tout le monde, y compris les plus fervents acteurs du franquisme, se découvrirent subitement une âme de démocrate et un passé de résistant implicite. Lorsque, dans les années 2000, on se mit à excaver les fosses communes et à rendre hommage aux victimes de la dictature, la « réappropriation de la mémoire historique » prit une forme aussi simpliste et irréelle que l’amnésie des années 1980 et 1990 : on rendit hommage aux résistants, oubliant de nouveau les bassesses quotidiennes de l’immense majorité asservie. Javier Cercas parle de « kitsch historique, qui offre à qui le consomme l’illusion de connaître l’histoire réelle, mais surtout lui épargne les ironies et les contradictions et les découragements et les hontes que révèle cette connaissance ». Dans ce contexte historique, le formidable affabulateur qu’est Enric Marco connut un succès phénoménal.
On parle volontiers d’un « pacte d’oubli » lors de la Transition. Injustices, brutalités et souffrances furent mises sous le tapis pour que la réconciliation nationale soit possible. Cercas remarque qu’à l’inverse, il y eut « un pacte de souvenir, ce qui explique que, pendant la Transition, tous les partis politiques ou presque se conjurèrent pour ne pas répéter les erreurs qui, quarante ans auparavant, avaient provoqué la guerre civile. »
Un parallèle avec Don Quichotte
Javier Cercas établit un parallèle entre Alonso Quijano qui, passés cinquante ans, se construit le personnage de chevalier errant de Don Quichotte et finit par s’identifier totalement à lui, et Enric Marco qui, au même âge, réinvente totalement sa vie et son passé. « Comme Marco, Don Quichotte est un « médiapathe », un addict à sortir sur la photo. C’est aussi un lecteur compulsif et il possède, comme Marco, quelques vertus fondamentales pour un écrivain ou un romancier : la force, la fantaisie, l’imagination et le goût pour le mot (…) Don Quichotte et Marco ne sont pas des romanciers frustrés : ce sont des romanciers d’eux-mêmes (…) À cinquante ans d’âge, don Quichotte et Marco se rebellent contre leur destin naturel qui est, une fois déjà dépassé le sommet de la vie, de se considérer satisfait avec ce qu’on a vécu et de se préparer à la mort ; ils ne condescendent pas, ne se résignent pas, ne se soumettent pas, ils veulent continuer à vivre, ils veulent vivre davantage, ils veulent vivre tout ce qu’ils n’ont jamais vécu et qu’ils ont toujours rêvé de vivre. »
« L’imposteur » est un livre intéressant, avec des passages brillants. Mais, tout au long de ses quatre cents pages, il souffre de longueurs et de répétitions. Les passages dans lesquels l’auteur s’interroge sur le risque, en écrivant son roman, de faire le jeu de l’affabulateur ; ou encore ceux où il se demande s’il peut guérir Marco de sa folie narcissique, m’ont profondément ennuyé. Je n’avais pas eu ce sentiment en lisant le roman qui a fait connaître Cercas, « Soldats de Salamine ».
Une réflexion sur « L’imposteur »