« The fraud », traduit en français sous le titre « l’imposture » par Laetitia Devaux chez Gallimard, est un roman historique publié par Zadie Smith en 2023, qui transporte le lecteur au milieu du dix-neuvième siècle, entre Angleterre, Jamaïque et Australie. Les citations incluses dans cet article ont été traduites par l’auteur de « transhumances ».
Les personnages du roman ont vraiment existé. L’un d’entre eux est William Harrison Ainsworth (1805-1882) dont les romans historiques connurent le succès puis passèrent de mode, plongeant l’écrivain dans une spirale de déclin. Ainsworth faisait partie du « monde littéraire », qui incluait aussi Charles Dickens, un monde dans lequel la règle consistait, rapporte l’autrice, à se beurrer mutuellement les tartines.
Le personnage central du roman est Eliza Touchet (prononcer touché et non touch it!). Écossaise, catholique, Eliza a été mariée à un Monsieur Touchet, précocement disparu, dont elle a eu un enfant, mort de la scarlatine. Elle est devenue gouvernante de la maison de William Ainsworth, cousin de son mari. Zadie Smith la décrit comme grande, à la voix rocailleuse, austère (« buttoned-up »), mais sociable et attirante à sa façon. Elle devient l’amante de Frances, la première femme de William, et de William lui-même avant de connaître une vraie solitude dans une maison de plus en plus fermée sur elle-même, deux des trois filles restant définitivement célibataires.
Frances et Eliza fréquentent les milieux abolitionnistes, qui obtiennent la fin (progressive) de l’esclavage en 1833. Les deux femmes s’insurgent contre la brutalité de la répression en Jamaïque. « Il n’y a pas de loi, martiale ou autre, qui puisse excuser ou justifier un carnage sanglant. Si c’était cela sauver la colonie, je crains d’imaginer ce que représenterait la ruine pour le gouverneur. Trois cent cinquante Jamaïcains pendus en place publique. Des villages brûlés et rasés, des familles assassinées, des femmes déshonorées, découvertes dans leur lit avec la gorge tranchée. »
C’est justement un tribun jamaïquain, Andrew Bogle, rencontré pendant ces années de militantisme, qui apparait des décennies plus tard, comme témoin dans le procès Tichborne. Les Tichborne avaient fait fortune dans l’industrie sucrière à la Jamaïque. Leur unique héritier, Roger, avait été déclaré disparu dans un naufrage. Des années plus tard, un homme se présentant comme Sir Roger, survivant du naufrage et réfugié en Australie, réapparut en Angleterre pour réclamer son héritage.
Le procès dura du 21 avril 1873 jusqu’au 28 février 1874. Il démontra que le Requérant (the Claimant) était un boucher qui se faisait passer abusivement pour Sir Roger. Il fut condamné à 14 ans de prison. Le procès avait passionné les foules. La seconde épouse de William, Sarah, une jeune servante épousée alors qu’elle était plus jeune que ses filles, faisait partie des croyants en la version du Requérant. Elle demandait à Eliza de l’y accompagner.
Eliza le faisait d’autant plus volontiers que le procès ressemblait à une scène de music-hall. Les spectateurs y venaient avec des jumelles de théâtre et des cornets de marrons. Une autre raison d’assister était le rôle d’Andrew Bogle comme le principal témoin du Requérant : il jurait que l’homme qui se présentait comme Roger Tichborne était bien le fils du planteur dont il avait été autrefois le valet à la Jamaïque puis en Angleterre.
Pour Mrs Touchet, « le but de la vie était de garder l’esprit ouvert, de ne jamais juger sur les apparences ou les mauvaises appellations, et de ne prendre que des décisions fondées sur des faits. » Le procès Tichborne met à l’épreuve cette règle de vie. Comment se fait-il que tant de gens, comme Sarah, croient à la version du boucher Orton, alors que tant de preuves s’accumulent contre lui ? Ils le croient « victime de tant de scribouillards et de moralistes qui complotaient tous désespéramment pour mettre à terre cet homme du peuple, Sir Roger, un amateur de rigolade et de bière. » On sent là une contradiction, que l’on retrouvera un siècle plus tard dans l’expression « Diana princesse du peuple. » Le statut d’aristocrate est respecté et envié, mais on ne supporte pas que l’aristocrate soit différent, distant, méprisant.
Pourquoi Andrew Bogle gobe-t-il toutes les invraisemblances du Requérant ? Peut-être, se dit Eliza Touchet, avait-il besoin de croire, ne pouvait-il pas se permettre de douter. » Elle a toujours reproché, à Ainsworth comme à Dickens, d’avoir fabriqué des pauvres de fiction. Le procès lui donne l’occasion d’être témoin « d’histoires d’êtres humains luttant, souffrant, décevant les autres et eux-mêmes, cruels les uns envers les autres, ou bien gentils. D’habitude, l’un et l’autre. » Arrivée au crépuscule de sa vie, elle écrira un roman intitulé « the fraud ».