« Mali ô Mali », le dernier roman d’Erik Orsenna a pour personnage central Marguerite Dyusami, dite Madame Bâ. Cette femme énergique était déjà l’héroïne d’un roman écrit il y a dix ans (« Madame Bâ », Stock, 2003).
Madame Bâ a cinquante cinq ans. Elle écrit au Président de la République française un recours gracieux pour obtenir un visa qui lui a été refusé. Elle entend retrouver en France son petit-fils happé puis recraché par l’ogre du football.
Aucune des rubriques de l’imprimé 13-0021 « formulaire de demande de visa de court séjour » ne se remplit facilement. « Nom », « pays », « nationalité » s’interprètent autrement en Europe et en Afrique. L’avocat Benoît Fabiani, qui aide Marguerite Dyusami dans sa démarche est fasciné par cette femme indomptable. « Certains hommes blancs, lui dit Marguerite, viennent comme vous en Afrique chercher et rechercher le début du monde. Pour ces préhistoriens, ces amateurs de commencements, une femme noire est l’héritière directe de la première mère. »
Marguerite est Soninké, d’une ethnie de voyageurs et d’une famille de forgerons, les gardiens des savoirs secrets. Elle jette son dévolu sur Balewell Bâ, un jeune Peul beau et taciturne. Comme les Peuls sont des bergers nomades, Marguerite s’arrange pour que Balewell, devenu son mari, se passionne pour les locomotives de la ligne Dakar – Bamako et se transforme en « bouvier ferroviaire ».
La parole est comme l’eau
« Mes parents savaient qu’ils ne pouvaient rêver pour leur fille meilleur éducateur qu’un fleuve (…) La parole est comme l’eau, Marguerite. Elle aussi rompt notre solitude. Elle aussi transporte toutes les richesses possibles et se faufile sous les carapaces les plus fermées.
– Il y a des saisons, dans la parole ?
– Bien sûr, il y a des crues et des sécheresses. L’eau et la parole : nous sommes de ces deux pays ».
Madame Bâ se lie d’amitié avec un agent consulaire, Florence Launay. « Oh ! je le sais très bien, nous sommes méprisés, dit Florence. Les gens se moquent des affaires consulaires et de l’état-civil. Et pourtant un nom, votre nom, qu’y a-t-il de plus important ? C’est le maillon et c’est la chaîne, ce qui nous distingue et ce qui nous relie. Chaque fois que j’établis un papier, j’ai l’impression de baptiser, vous comprenez ? » Florence se trouve ainsi sans le vouloir très proche d’Ousmane, le père de Marguerite, pétri de sa culture de forgeron soninké mais aussi de son métier de technicien d’un barrage hydro-électrique. « Dès notre naissance, les noms nous ont entourés comme une autre famille, inépuisable. Notre père baptisait tout ce qui se présentait. » Marguerite évoque le cadeau que lui faisait son père « de couleurs, de perspectives, d’animaux, d’horizons, de levers du jour, puis de mots pour raconter tout ça »…
Rester au pays
Marguerite lutte pour que son peuple cesse de regarder vers la France et de rêver d’émigration. Elle est recrutée par la Haute Délégation Franco-Malienne pour le Co-Développement. « Le matin, nous recevions les rêves. Un long cortège de rêves. Moi, je voudrais que la France répare ma mobylette : sans elle, comment puis-je livrer mes œufs ? Moi, je voudrais que la Haute Délégation nettoie l’abattoir. Comment, dans une telle puanteur, le Mali peut-il envisager l’avenir sereinement ? Nous, mes cousins et moi, jurons de ne jamais émigrer vers Montreuil si la France reconstruit notre pirogue de pêche. Moi, je voudrais que la société Lacoste m’autorise à copier, en toute légalité, vraiment, ses polos ornés du crocodile. Après tout, cet animal est à l’Afrique. Pas à l’Europe. Moi, si m’aidez à réhabiliter-rénover l’Hôtel de la Cigogne d’Or, je promets que ma famille entière revient de Saint Denis pour s’en occuper. Moi, je voudrais, moi je voudrais. Etc., etc. Le coffre à rêves de l’Afrique est inépuisable, comme son esprit d’entreprise. »
Reprendre la création à zéro
Dans la file d’attente pour le service des visas, des bandes armées stipendiées délogent des citoyens qui font la queue depuis des heures et y installent leurs commanditaires, avant de payer les forces de l’ordre pour leur passivité. « Puisque rien n’allait comme il aurait fallu, puisque les échangeurs rongés de chez nous finançaient l’opulente démocratie de chez vous, puisque les maris les plus vieux aux queues les plus molles épousaient les femmes les plus jeunes aux ventres les plus avides, puisque les progrès de la médecine sauvaient des nourrissons que la malnutrition tuait au jour d’après, puisque les coquettes Noires dépensaient des fortunes pour d’éclaircir la peau et se défriser la chevelure, puisque les plus vaillants de nos hommes préféraient partir chez vous pour se faire éboueurs plutôt que de ramasser chez nous, chez eux, les ordures qui empuantissaient les rues, puisque l’on s’épuisait à prier pour appeler la pluie tout en coupant les arbres, seuls remparts contre le désert, puisque les riches s’enrichissaient chaque semaine davantage et que les pauvres avec obstination s’appauvrissaient, bref, puisque le monde était raté, Dieu Tout-Puissant, veuillez excuser cette insolence, il semblait nécessaire de reprendre la création à zéro. »
Des âmes pures
Dans ce panorama désolant, il existe des âmes pures, Marguerite elle-même, ses amis Guillaume, un couple de postiers de Montreuil rencontrés au parc ornithologique du Djoudj au Sénégal, l’avocat Benoît Fabiani, l’agent consulaire Florence Launay et Coumbel, le chauffeur d’un taxi Renault 12 hors d’âge. Coumbel affiche chaque jour sous le rétroviseur une maxime philosophique. Aujourd’hui c’est « la douleur conseille ». « Vous avez compris, Madame Bâ ? Elle ne guérit pas, elle ne sauve pas, la douleur, elle n’impose pas. Elle se contente de conseiller. La douleur est timide. Elle a l’obstination des timides ».
On ferme le roman d’Erik Orsenna avec un peu de frustration. L’action se passe au cœur d’un des problèmes les plus brûlants d’aujourd’hui, l’afflux d’immigrés en Europe en provenance d’une Afrique exsangue rongée par la corruption. La figure de Madame Bâ et son histoire sont intéressants. Il y a de magnifiques passages, ainsi que le démontrent les passages cités. Pourtant, on sent le récit irrégulier et on se laisse gagner par la déception de penser que ce bon livre aurait pu être un livre génial.