Dans « Meursault, contre-enquête », Kamel Daoud donne la parole au frère de « l’Arabe » assassiné par Meursault dans « l’Etranger » de Camus.
Kamel Daoud, écrivain algérien né en 1970, chroniqueur au Quotidien d’Oran, s’exprime ainsi au sujet de Camus : « son monde est propre, ciselé par la clarté matinale, précis, net, tracé à coups d’arômes et d’horizons. La seule ombre est celle des « Arabes », objets flous et incongrus, venus « d’autrefois », comme des fantômes avec, pour seule langue, un son de flûte ».
Le personnage central de « L’Étranger » est un Français d’Algérie, Meursault. Il est condamné à mort pour avoir tué un « Arabe », mais plus profondément pour ne pas avoir pleuré à l’enterrement de sa mère. « L’Arabe » n’a pas de nom. Kamel Daoud lui en donne un : il s’appelait Moussa Ouled el assasse. Au soir de sa vie, son frère Haroun se confie dans un bar d’Oran à un témoin.
L’assassinat de Moussa et la disparition de son corps lorsque son cadet avait huit ans ont pourri la vie de celui-ci. « Le corps de Moussa ne fut jamais retrouvé. Ma mère, par conséquent, m’imposa un strict devoir de réincarnation (…) J’eus donc une enfance de revenant. Il y eut bien sûr des moments heureux, mais importent-ils dans ces longues condoléances ? »
Haroun forme un couple infernal avec une mère ivre de vengeance, qui idéalise le fils disparu et considère que celui qui reste n’arrive jamais à sa hauteur. Le jour de l’indépendance de l’Algérie, Haroun assassine un Français, Joseph Larquais, venu se réfugier dans leur maison. Sa mère tient sa vengeance, elle peut enfin faire son deuil de Moussa.
Haroun est le double de Meursault. Comme lui, il a grandi sans père, avec une mère envahissante. Meursault a tué un Arabe sans nom, Haroun un Français dénommé. Meursault a été condamné à mort moins pour avoir tué un Arabe que pour son comportement réputé asocial ; Haroun est gardé à vue et maltraité par la police algérienne moins pour le meurtre d’un Français que pour l’avoir tué trop tard, après l’indépendance, sans s’être engagé dans l’armée de libération nationale.
A quelques jours de son exécution, Meursault s’emporte contre l’aumônier venu le convertir ; c’est presque dans les mêmes termes qu’Haroun invective un imam. Il hait le Dieu des religions : « Hurler que je suis libre et que Dieu est une question, pas une réponse, et que je veux le rencontrer seul comme à ma naissance ou à ma mort. »
Haroun tombe amoureux de Meriem. « Et je l’ai vue, cette petite femme frêle aux yeux vert sombre, soleil candide et incandescent. Sa beauté me fit mal au cœur. J’ai senti ma poitrine se creuser. Jusque là, je n’avais jamais regardé une femme comme une possibilité de la vie. J’avais trop à faire à m’extraire du ventre de M’ma, à enterrer des morts et à tuer des fuyards. » Mais le passé est lourd, trop lourd sans doute pour qu’une vraie relation de couple puisse se développer.
La vision de Kamel Daoud sur l’Algérie contemporaine est sombre. « Rien ne semble avoir changé, si on excepte les nouvelles bâtisses en parpaing, les devantures de magasin et le pesant désœuvrement qui semble régner partout. Moi, nostalgique de l’Algérie française ? Non ! Tu n’as rien compris. Je voulais juste te dire qu’à l’époque, nous, les Arabes, donnions l’impression d’attendre, pas de tourner en rond comme aujourd’hui. » Et parlant de Meriem : « elle appartient à un genre de femme qui, aujourd’hui, a disparu dans ce pays : libre, conquérante, insoumise et vivant son corps comme un don, non comme un péché ou une honte. »
S’attaquer à « l’Etranger » de Camus du point de vue de « l’Arabe » représentait un défi. La contre-enquête de Kamel Daoud est une vraie réussite, un livre vivant, profond, ancré dans l’histoire et le présent de son beau pays, l’Algérie.