Le livre du philosophe Alain Badiou, « méfiez-vous des blancs, habitants du rivage » offre une stimulante réflexion sur la question « dite des migrants ».
Une actualité chasse l’autre : le Covid-19 prend toute la place. Nous voici confinés et autocentrés. Pourtant, des centaines de milliers de « migrants » piétinent aux portes de l’Europe.
Dans cet essai d’une cinquantaine de pages, dont une première version était une conférence donnée à la Maison de la poésie de Paris, Alain Badiou critique la notion de « migrant ». Il relève que, pour désigner les personnes d’origine étrangère, on parlait d’ouvriers pendant les « trente glorieuses », puis d’immigrés et maintenant de migrants. Or, dit-il « le mot migrant fait comme si, l’essence propre de celui dont on parle était de partir, de voyager dans des conditions terribles et d’échouer quelque part. Mais non ! Son essence historique, elle-même résultat d’un ordre capitaliste porté au comble de son expression inégalitaire, est d’être contraint de devenir un prolétaire nomade. »
Il ajoute : « Ouvrier renvoie à un travail localisé et déterminé. Prolétaire est la condition générale de celui qui n’a aucune autre possibilité de survivre que de trouver un travail, et qui est, par conséquent, comme dit Marx, « exposé à toutes les vicissitudes de la concurrence et à toutes les fluctuations du marché ».
« Il existe des régions entières où aucun travail n’est proposé, et la jeunesse de ces endroits doit partir là où il se dit qu’il y a du travail, qu’on pourra gagner de l’argent et en envoyer à sa famille. Ces jeunes sont, très exactement, des prolétaires. Et tant qu’ils n’ont pas trouvé de travail, ils sont nécessairement dans un état d’errance prolétaire, ils sont des prolétaires nomades. »
La poésie, souligne Alain Badiou, a le mérite de porter le regard sur ces prolétaires nomades. Il cite un beau poème de Laurent Gaudé :
« Regardez-les ces hommes et ces femmes qui marchent dans la nuit,
Ils avancent en colonne, sur une route qui leur esquinte la vie.
Ils ont le dos voûté par la peur d’être pris.
Et dans leur tête,
Toujours,
Le brouhaha des pays incendiés.
Ils n’ont pas mis encore assez de distance entre eux et la terreur.
(…)
Honte à ceux qui ne voient que guenilles,
Regardez bien
Ils portent la lumière
De ceux qui luttent pour leur vie. »
Mais il met en garde contre la protestation éthique, qui ferait un absolu de l’exigence d’hospitalité et considèrerait que l’accueil de l’étranger serait un devoir qui transcende toute loi. Il rappelle ce qui est arrivé aux populations riveraines des océans, qui accueillirent à bras ouverts explorateurs et missionnaires avant de découvrir que le but de ces derniers était de les asservir. « Méfiez-vous des blancs, habitants du rivage » écrivait Evariste de Parny dans un poème de 1783.
Notre devoir, écrit Badiou, « n’est pas de d’accueillir l’étranger au nom d’une éthique de l’hospitalité. Notre devoir est de nous organiser avec lui, avec tous ceux comme lui, à un niveau international si possible, pour préparer la fin de l’ordre mondial oligarchique dont son être de prolétaire nomade est le résultat. »
Il insiste sur « le fait que la scène de la vieille France relève du passé », et invite à « tenir ferme sur la conviction qu’aujourd’hui tout ce qui importe vraiment se tient dans ceci que le point de départ de notre pensée doit être le monde, le monde entier. » Et il souligne en conséquence « que la question des gilets jaunes est proprement l’inverse de la question dite des migrants. Il s’agit en effet du destin d’une France ancienne menacée. »
Alain Badiou n’a pas peur de se dire « communiste », bien que le mot soit médiatiquement maudit. Il en appelle résolument à une révolution prolétarienne internationaliste.