« Mille neuf cent quatre vingt quatre » de George Orwell (1949, Penguin Books) est incontestablement l’un des plus grands romans du vingtième siècle.
En 1984, trois grandes puissances se partagent le monde. Oceania, qui inclut l’Amérique et les Iles britanniques, vit sous un impitoyable régime totalitaire. Les habitants vivent nuit et jour sous la surveillance d’écrans installés jusque dans leurs demeures, qui diffusent les messages du régime et espionnent les moindres faits et gestes susceptibles de dénoter le « crime de pensée ». Trois ministères jouent un rôle dominant : le Ministère de la Vérité, chargé de la falsification, le Ministère de l’Amour, responsable de la police et de la répression et le Ministère de l’Abondance, qui organise la famine. Une langue officielle, Newspeak, est élaborée ; elle remplacera progressivement l’anglais de tous les jours, qui s’appauvrira jusqu’à ne plus exprimer que l’idéologie du parti. Une guerre permanente alimente des campagnes de haine contre l’ennemi. Une figure mythique, Big Brother, est le père infaillible de la nation.
Le Parti détient la vérité. Des armées de fonctionnaires réécrivent en permanence l’histoire. Lorsqu’un personnage tombe en disgrâce, non seulement les photos sont retouchées, mais les journaux ou les livres qui le mentionnent sont révisés et réimprimés. Il n’existe pas de vérité objective : la vérité, c’est ce que le Parti décide qu’elle doit être. « La guerre est paix, la liberté est esclavage, l’ignorance est force » sont les slogans du Parti. Tout est relatif.
Winston Smith tente de toutes ses forces de faire émerger des souvenirs d’avant les guerres nucléaires et d’avant la révolution, un point d’appui qui lui permette d’échapper à la folie ambiante. Il trouvera mieux que des souvenirs : un amour intense, charnel, avec Julia, une jeune militante du Parti. Winston veut lutter contre l’immense mystification du Parti ; Julia entend simplement sauver sa peau, fanatique du Parti en dehors, libre à l’intérieur. Au prix d’une vie quasi-clandestine, ils gagnent des mois de bonheur.
Winston et Julia sont pris par la Police de la Pensée. Le Parti n’entend pas seulement arracher des aveux invraisemblables aux persécutés. Il s’estime supérieur aux Nazis et aux Staliniens en ce qu’il prétend les convertir, les vider de leur personnalité. Après des mois de tortures indicibles et de lavage de cerveau, Winston est jugé suffisamment « guéri » de ses idées malsaines pour être libéré. Dans un parc, il retrouve Julia. Ils s’avouent qu’ils se sont l’un et l’autre trahis dans l’enfer des caves du Ministère de l’Amour. Ils ne sont plus les mêmes personnes, ils sont devenus physiquement et psychiquement des étrangers l’un à l’autre.
« Pourquoi voulons-nous le pouvoir ? » demande à Winston O’Brien, son tortionnaire, un membre du cercle intérieur du Parti. Winston suggère que le Parti règne pour le bien de la masse ignorante. Et voici la réponse d’O’Brien. « Le Parti cherche le pouvoir entièrement pour lui-même. Nous ne sommes pas intéressés par le bien des autres ; nous ne nous intéressons qu’au pouvoir. Pas la richesse ou la luxure ou une longue vie ou le bonheur : seulement le pouvoir, le pur pouvoir. Ce que le pur pouvoir signifie, vous allez le comprendre. Nous sommes différents de toutes les oligarchies du passé, en ce que nous savons ce que nous faisons. Tous les autres, même ceux qui nous ressemblent, étaient des lâches et des hypocrites. Les Nazis allemands et les Communistes russes se rapprochèrent beaucoup de nos méthodes, mais ils n’eurent jamais le courage de reconnaître leurs propres motivations. Ils prétendaient, et peut-être même croyaient-ils, qu’ils avaient saisi le pouvoir sans le vouloir et pour un temps limité et qu’au coin de la rue se trouvait un paradis où tous les êtres humains seraient libres et égaux. Nous ne sommes pas comme cela. Nous savons que nul ne saisit le pouvoir avec l’intention de le rendre. Le pouvoir n’est pas un moyen, c’est une fin. On n’établit pas une dictature pour sauvegarder une révolution ; on fait la révolution pour établir la dictature. L’objet de la persécution est la persécution. L’objet du pouvoir est le pouvoir. Maintenant, commencez-vous à me comprendre ? »
Même lu 27 ans après la date fatidique, « 1984 » donne froid dans le dos. On pense à la longue liste des dictatures qui sévissent aujourd’hui jusqu’aux portes de l’Europe. On est renvoyé aux formes de contrôle social que se sont développées au cœur des démocraties. On se rappelle la capacité de dirigeants élus d’oublier leur mandat et d’exercer le pouvoir pour le pouvoir.
Illustration : dessin de Steve Bell dans The Guardian du 14 janvier 2011, inspiré par la suppression de 2000 emplois à ma mairie de Manchester.